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Mais rien ne se passa. L’avertisseur du géant d’acier déchira ses tympans quand il passa tout près d’eux ; il tourna la tête et entrevit, à travers le brouillard d’eau giflant les vitres, les yeux écarquillés du routier les regardant du haut de sa cabine, terrifié. Il respira. Soudain, il comprit que tout ce qui était arrivé depuis qu’il avait posé un pied à Marsac était destiné à le mener ici, sur cette autoroute, que cette chaussée inondée était comme le symbole de son histoire, la remontée à contresens dans son propre passé. Il pensa à son père, à Francis, à Alexandra, à Margot, à Charlène. À sa mère, à Marianne… Destin, fatalité, hasard, combinaisons… Comme des atomes, des particules se précipitant les unes vers les autres, s’entrechoquant, se disloquant — naissant et disparaissant.

C’était écrit.

Ou pas.

Brusquement, il plongea la main dans la poche de David. Là où le jeune homme avait rangé son téléphone après avoir feint d’appeler Espérandieu. Ses doigts le tirèrent hors de la poche.

— Qu’est-ce que vous faites ? Lâchez ça !

La voiture zigzagua dangereusement d’une voie sur l’autre. Servaz détourna le regard, sans plus s’occuper de ce qui se passait devant eux. Il porta l’appareil à sa bouche tandis que la main de David lui attrapait le poignet, tentait de lui arracher le portable.

— Vincent, c’est moi ! cria-t-il alors qu’il percevait encore la tonalité. Tu m’entends ? Vincent, c’est Hugo ! C’est Hugo le coupable ! Tu m’entends ? HUGO ! Le mot sur le cahier, c’était un truc pour l’innocenter ! II va tenter de faire porter le chapeau à David ! Tu comprends ce que je te dis ? (Tout à coup, la voix d’Espérandieu à l’autre bout : « Allô ? Allô ? C’est toi… Martin ? ») Oui, c’est ça, poursuivit-il sans tenir compte de l’interruption au moment où David essayait de lui envoyer un coup de poing qu’il esquiva.

Ils roulaient sur les trois voies à la fois, empiétant même sur la bande d’arrêt d’urgence.

— Contacte le juge ! Hugo ne doit pas sortir de prison ! Pas le temps de t’en dire plus ! Plus tard, je te dis !

Il coupa la communication. Cette fois, il avait toute l’attention de son voisin.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? Qu’est-ce que vous avez fait ?

— C’est fini, Hugo ne pourra pas s’en sortir. Gare-toi sur la bande d’arrêt d’urgence ! Ça ne sert plus à rien ! On va te soigner, je te le promets ! Tu as ma parole : on va s’occuper de toi ! Qui ira voir Hugo en prison si tu n’es pas là pour le faire ?

De nouveaux phares devant eux. Légèrement sur leur gauche. Quatre phares en ligne. Surpuissants. Éblouissants. Hauts sur la route. Un nouveau poids lourd… David l’avait vu, lui aussi. Il quitta lentement la voie du milieu pour se glisser en douceur dans celle du semi-remorque qui approchait, dans un mouvement très fluide qui sembla presque chorégraphié…

— NON ! NON ! NON ! NE FAIS PAS ÇA ! NE FAIS PAS ÇA !

De nouveaux appels de phares. Le barrissement de l’avertisseur. Les grincements métalliques du mastodonte s’ébrouant, cherchant une issue. Cette fois, il n’y en aurait pas. Le poids lourd n’aurait pas le temps de se déporter. Les deux véhicules fonçaient l’un vers l’autre. Collision inévitable. C’était donc ici que la route s’arrêtait. C’était écrit. La fin de l’histoire. Dans quelques secondes… Un choc titanesque et puis plus rien. Le néant. Servaz entrevit la bretelle de sortie d’une aire sur leur gauche, qui descendait la colline dans leur direction.

— Si tu nous tues, tu vas tuer deux innocents ! Hugo ne peut pas s’en sortir ! C’est terminé pour lui ! Qui ira le voir en prison si tu n’es pas là ? A gauche ! À GAUCHEEEE !

Il vit les quatre yeux ronds et aveuglants se ruer vers eux, quatre épées de lumière se réfléchissant sur la chaussée. Il ferma les yeux. Tendit ses bras devant lui et posa ses mains sur le tableau de bord en un réflexe absurde.

Attendit le choc épouvantable.

Sentit qu’ils viraient brusquement sur la gauche… Il rouvrit les yeux.

Ils avaient quitté l'autoroute ! Ils escaladaient la bretelle à toute vitesse et à contresens !

Servaz vit le gigantesque semi-remorque passer au large, sur sa droite, en contrebas. Sauvé ! Puis il sursauta en voyant apparaître une voiture qui quittait l’aire au-dessus d’eux. David donna un coup de volant, ils montèrent sur l’herbe en cahotant, contournèrent la voiture qui descendait avec quatre occupants terrifiés à son bord — une famille ! — , arrachèrent plusieurs branches à l’une des haies basses et firent irruption sur le parking presque désert. Servaz aperçut les néons d’une cafétéria et d’une station-service à l’autre bout. David écrasa la pédale de frein. La voiture partit en travers, les pneus gémirent.

Elle s’immobilisa.

Servaz détacha sa ceinture, ouvrit sa portière et se précipita dehors pour vomir.

La mort, il le savait, aurait désormais un visage. Celui d’un grand semi-remorque, d’un pare-chocs et de quatre phares en ligne. Il le savait comme il savait qu’il n’oublierait jamais cette image. Et qu’il aurait peur chaque fois qu’il monterait en voiture sans être lui-même au volant.

Il but la nuit humide à grands traits, le souffle court, et goûta la pluie tiède sur sa langue. Sa poitrine se soulevait, ses jambes tremblaient. Ses oreilles bourdonnaient comme si un essaim était en train de s’en échapper. Il fit lentement le tour du véhicule et découvrit David assis par terre, adossé à la roue arrière. Ses doigts fourrageaient dans ses cheveux blonds, il grimaçait et sanglotait en fixant le sol. Servaz s’agenouilla devant lui et posa ses mains sur les épaules tremblantes du jeune homme à travers sa blouse d’infirmier.

— Je tiendrai ma promesse, dit-il. On t’aidera. Dis-moi juste une chose : c’est toi qui as mis le CD de Mahler dans la chaîne stéréo de Claire Diemar ?

Il capta le regard chargé d’incompréhension, secoua la tête, l’air de dire : « Ça n’a pas d’importance », serra l’épaule du jeune homme et se redressa. Il sortit son téléphone et s’éloigna, conscient du spectacle qu’il devait donner, en chemise d’hôpital trempée sous la pluie battante, ses doigts couverts d’égratignures depuis l’épisode calamiteux de la plongée, son visage portant encore les traces du pansement qu’il avait arraché.

— Bon sang, c’était quoi ce coup de fil ? Et pourquoi tu ne répondais pas ?

La voix de Vincent. Il semblait paniqué. Servaz comprit que son appareil avait dû vibrer à plusieurs reprises et qu’il ne s’était rendu compte de rien au milieu de ce maelström. Mais cette voix lui fit du bien.

— Je t’expliquerai. En attendant, sors le juge de son lit. Il faut annuler la libération d’Hugo. Et il nous faut une autorisation pour l’interroger dès ce soir en prison. Appelle Sartet.

— Mais tu sais bien qu’il n’acceptera jamais. C’est illégal. Hugo a été mis en examen.

— Sauf si on l’interroge dans le cadre d’une autre affaire, dit Servaz.

— Quoi ?

Il lui expliqua son idée.

— Fais ce que je te dis. Je vous rejoins dès que je peux.

— Mais tu ne vois rien !

— Oh que si, je vois… Et, crois-moi, il y a des fois où il vaudrait mieux ne rien voir.