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De fait, Servaz connaissait les chiffres.

— Oui, mais ils ne prétendent pas ensuite être innocents.

— Il était défoncé. Quand il a commencé à redescendre, il a pris conscience de ce qu’il avait fait et de ce qu’il encourait, dit Espérandieu. Il essaye simplement de sauver sa peau.

— La seule question qui vaille à présent, dit Samira, c’est de savoir si l’agression était préméditée.

Ses deux adjoints le fixaient, ils attendaient une réaction de sa part.

— Quand même, le crime a été mis en scène et c’est une mise en scène hors du commun, non ? répliqua-t-il. Les cordes, la lampe, les poupées… Rien de tout ça ne dit un crime ordinaire… On devrait se garder de sauter trop vite aux conclusions.

— Le gamin était défoncé, dit Samira en haussant les épaules. Il a sans doute eu une crise délirante. Ça ne sera pas la première fois qu’un camé fait des trucs dingues… Je le sens pas, ce gosse… Et puis, tout l’accable, non ? Putain, merde, patron… dans toute autre circonstance, vous parviendriez aux mêmes conclusions que nous.

Il sursauta.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Vous l’avez dit vous-même : vous avez bien connu sa mère. Et c’est elle qui a appelé au secours, si je ne m’abuse.

Servaz se cabra, fouetté par le sous-entendu. Il n’y en avait pas moins plusieurs détails qui clochaient. La mise en scène, la lampe, les poupées… songea-t-il. Et aussi le timing… Quelque chose dans le choix du moment l’ennuyait. Si le gamin avait pété un câble, pourquoi précisément ce soir, où tout le monde regardait la télévision ?

Hasard, coïncidence ? En seize ans de métier, Servaz avait appris à rayer ce mot de son vocabulaire. Hugo aimait le foot. Est-ce que quelqu’un qui aime le sport à la télé choisissait ce soir-là pour tuer quelqu’un d’autre ? Seulement s’il voulait échapper à l’attention générale… Or Hugo était resté sur place et s’était laissé prendre sans chercher à se cacher.

— Cette enquête est terminée avant d’avoir commencé, conclut Samira en faisant craquer ses phalanges.

Il l’arrêta d’un geste.

— Pas tout à fait. Retournez là-bas et vérifiez si les techniciens ont bien examiné la voiture d’Hugo, demandez-leur de la passer au cyanoacrylate.

Il aurait bien aimé disposer d’une cabine pour passer l’intérieur et l’extérieur de la voiture au peigne fin. Une cabine de peinture semblable à celle qu’utilisaient les carrossiers, équipée pour y faire évaporer du cyanoacrylate — une sorte de superglue — en le chauffant. Au contact des graisses déposées par les doigts, les vapeurs de cyanoacrylate réagissaient et laissaient apparaître des empreintes colorées en blanc. Malheureusement, aucune cabine de ce genre n’était disponible à plus de cinq cents kilomètres à la ronde, et pas question pour eux de pourrir celle d’un honnête artisan par leurs expériences : par conséquent, les techniciens devaient se contenter de « cyano shots » — des diffuseurs portatifs. De toute façon, la pluie violente avait vraisemblablement nettoyé la carrosserie.

— Ensuite, interrogez les riverains. Faites toutes les maisons de la rue, une par une.

— Une enquête de voisinage — à cette heure-ci ? Il est 2 heures du matin !

— Eh bien, sortez-les du lit. Je veux une réponse avant qu’on reparte à Toulouse. Quelqu’un a-t-il vu quelque chose, entendu quelque chose, noté quelque chose, cette nuit ou les jours précédents, quelque chose qui lui semblerait louche, quelque chose d'inhabituel, n’importe quoi — même si ça n’a pas de rapport avec ce qui s’est passé ce soir.

Il croisa leurs regards incrédules.

— Au travail !

7.

Margot

Ils avaient roulé parmi les collines. Septembre. Il faisait encore chaud ; autour d’eux c’était l’été et, comme la clim était en panne, Servaz avait baissé les vitres. Il avait glissé un CD de Malher dans le lecteur et il se sentait d’excellente humeur. Non seulement il faisait très beau et il roulait en compagnie de sa fille, mais il l’emmenait dans un endroit qu’il connaissait bien — même s’il n’y était pas retourné depuis longtemps.

En conduisant, il avait songé à l’élève moyenne qu’avait été Margot à l’école primaire. Puis il y avait eu la crise de l’adolescence. Encore aujourd’hui, avec ses piercings, ses teintures bizarres et ses blousons de cuir, sa fille n’avait absolument pas l’air d’une première de la classe. Il n’ignorait pas cependant que Margot, sous ses airs de « punkette », avait de très bonnes notes. Mais Marsac était la meilleure prépa de la région. La plus exigeante. Il fallait faire preuve d’excellence pour y être admis. Servaz lui-même l’avait été vingt-trois ans plus tôt, à l’époque où il voulait devenir écrivain. Au lieu de ça, il était devenu flic. Tout en conduisant à travers le paysage estival, ce matin-là, il s'était senti empli d’une fierté qui le gonflait comme une bulle de savon.

— C’est beau par ici, avait dit Margot en retirant les écouteurs de ses oreilles.

Servaz avait jeté un coup d’œil rapide aux alentours. La route serpentait à travers des collines verdoyantes, traversait des bois ensoleillés et des champs de blé blonds et soyeux. Dès qu’ils nantissaient pour prendre un virage, ils entendaient le chant des oiseaux et le crissement des insectes par la vitre baissée.

— Un peu « mortel », non ?

— Hmm. C'est comment, Marsac ?

— Petite ville. Calme. Je suppose qu’il y a toujours les mêmes pubs pour étudiants. Pourquoi avoir choisi Marsac plutôt que Toulouse ?

— À cause de Van Acker. Le prof de lettres.

Même après tout ce temps, le nom de Van Acker provoquait en lui une réaction qui ressemblait à une impulsion électrique stimulant une zone du cœur depuis longtemps inactive. Il avait essayé malgré tout de donner à sa voix un ton détaché.

— Il est si bon que ça ?

— Le meilleur à cinq cents kilomètres à la ronde.

Margot savait ce qu’elle voulait. Pas de doute. Il s’était remémoré les paroles de l’amant marié de sa fille, la seule fois où il l’avait rencontré, place du Capitole, à quelques jours de Noël : « Sous ses dehors rebelles, Margot est une fille formidable, brillante et indépendante. Et beaucoup plus mature que vous ne semblez le penser. » Une conversation pénible, aigre, pleine de récriminations — mais qui lui avait finalement permis de s’apercevoir qu’il la connaissait très mal.

— Tu aurais pu faire un effort pour ta tenue.

— Pourquoi ? C’est mon cerveau qui les intéresse, pas mes fringues.

Du Margot tout craché… Pas sûr cependant que cet argument convaincrait le corps enseignant. Ils avaient traversé la grande forêt de Marsac, qui s’étendait sur des kilomètres, avec ses allées cavalières, ses sentiers et ses parkings, puis ils étaient entrés dans la ville par la longue ligne droite bordée de platanes que Servaz avait remontée des centaines de fois dans sa jeunesse.

— Ça ne te gêne pas d’être en pension du lundi au samedi ? avait-il demandé tandis qu’ils roulaient parmi les petites rues pavées bordées de cafés et de boutiques.