Выбрать главу

Un silence perplexe à l’autre bout.

— Tu n’es pas à l’hôpital ?

— Non. Je suis sur une aire d’autoroute.

— Quoi ? Qu’est-ce que…

— Laisse tomber. Dépêche-toi. Je t’expliquerai plus tard.

Une portière claqua derrière lui. Servaz fit volte-face.

— Attends une minute, dit-il à son adjoint.

Il crut apercevoir un sourire sur le visage de David assis derrière le volant. À travers le pare-brise mouillé, leurs regards se croisèrent. Servaz ressentit comme un choc électrique. Il marcha à grandes enjambées dans la direction de la voiture, se mit à courir quand la Ford Fiesta partit doucement en arrière. Comme dans un rêve, tandis qu’il courait vers elle, il la vit décrire une gracieuse arabesque sur le bitume du parking, orienter son museau vers la bretelle de sortie puis repartir en marche avant.

Servaz se dit qu’il n’irait pas loin, une fois tous les péages bloqués. Puis — en une fraction de seconde — il comprit. Non ! Non, David, NON !

Il courut de toute la force de ses jambes, en hurlant, mû par le désespoir, la peur, la colère, le sentiment qu’il ne pourrait jamais se pardonner d’avoir été aussi stupide. Courut inutilement dans son sillage, tandis que la voiture s’éloignait, ses feux arrière déjà inaccessibles, qu’elle franchissait l’ouverture entre les haies et dévalait la pente qu’ils avaient remontée quelques minutes plus tôt, puis s’engageait de nouveau sur l’autoroute.

Elle s’immobilisa au milieu des voies.

Perpendiculairement à l’axe de l’autoroute…

De là où il se trouvait, Servaz entendit David couper son moteur. Perçut presque aussitôt le barrissement hystérique sur sa gauche. Tourna la tête juste à temps pour voir surgir le semi-remorque dans le grand virage, en bas de la colline. Vit le monstre freiner trop tardivement et trop brutalement, se mettre en travers des trois voies, perdre le contrôle de sa remorque qui se précipita avec tout le reste de sa cargaison sur la minuscule Ford, l’engloutissant dans un déchaînement de tôles écrasées, de pièces mécaniques broyées, de métal, de plastique et de chair.

Il vit le reste comme à travers un brouillard, bien plus tard : les ambulances, les voitures de police, les gyrophares griffant la nuit, entendit à peine le hululement des sirènes, les messages crépitant sur les fréquences radio, les cris, les ordres, le sifflement des extincteurs crachant leur neige carbonique et la plainte aiguë des scies électriques, ne prêta guère attention aux voitures de presse qui vinrent se joindre à la curée, aux fourgons couronnés d’antennes paraboliques, aux caméras de télévision, au crépitement des flashes, ni même au visage de la jeune journaliste qui lui mit un micro sous le nez et qu’il repoussa d’une bourrade. Il les rêva plus qu’il ne les vit, plus qu’il ne les entendit. Bizarrement. Il se traîna jusqu’à la cafétéria et une étrange pensée se fraya un chemin à travers lui en voyant là aussi les gens s’agiter comme des abeilles désorientées par la fumée. Il se dit que ces gens, sans le savoir, étaient fous. Que seuls des fous pouvaient vouloir vivre dans un monde pareil et le conduire, jour après jour, à sa perte. Et il commanda un café.

Intermède 4.

Dans la tombe

Son esprit n’était qu’un cri.

Une plainte.

Qui montait, dévorait ses pensées.

Dans sa tête, elle criait de désespoir, elle hurlait sa rage, sa souffrance, sa solitude… — tout ce qui, mois après mois, l’avait dépouillée de son humanité.

Elle suppliait aussi.

Pitié, pitié, pitié, pitié… laissez-moi sortir d’ici, je vous en supplie… Dans sa tête, elle criait et elle suppliait et elle pleurait. Dans sa tête seulement : en réalité, aucun son ne sortait de sa gorge. Elle avait un bâillon-boule dans la bouche, sa lanière bouclée serrée sur sa nuque. Il ne lui avait pas attaché les mains dans le dos : elle aurait pu frotter et user ses liens contre la pierre de son cachot. Elle avait bien les mains dans le dos, mais collées ensemble de la paume au bout des doigts avec de la colle extraforte. C’était une position très inconfortable, qui avait rapidement provoqué des douleurs permanentes dans ses articulations et une contracture chronique extrêmement douloureuse des muscles autour de sa colonne vertébrale. En outre, elle l’obligeait à se tenir penchée en permanence, y compris pendant son sommeil. Elle avait bien essayé de s’arracher la peau des mains, mais c’était impossible et elle avait failli s’évanouir. Il voulait sans doute s’assurer qu’elle ne s’ouvrirait pas les veines des bras ou des cuisses avec les dents.

Dans l’obscurité, elle changea de position pour soulager la tension de ses muscles ; elle était assise par terre, adossée au mur de pierre, à même le sol de terre battue. Parfois, elle s’allongeait. Ou bien elle rejoignait son matelas miteux. Elle passait le plus clair de son temps à somnoler, couchée en chien de fusil. Parfois, elle se levait et marchait. Quelques pas, guère plus. Elle n’avait plus envie de se battre. Elle ne portait aucun vêtement. Nue comme un petit animal. Et terriblement maigre. Il ne la nourrissait plus qu’une fois tous les deux jours ; il lui donnait tout juste assez à manger pour qu’elle ne meure pas de faim. Il ne la lavait plus. Elle avait considérablement maigri et elle sentait les os percer sous sa peau crasseuse. Elle avait en permanence un mauvais goût dans la bouche, en plus du goût de la boule, et une douleur atroce lui rongeait le côté gauche de la mâchoire et la langue ; un abcès. Ses cheveux sales la démangeaient. Elle se sentait de plus en plus faible. Elle devait peser dans les quarante kilos. Peut-être moins.

Il avait aussi cessé de l’emmener là-haut. Dans la salle à manger. Plus de repas, plus de musique, plus de viol pendant son sommeil, car il ne la piquait plus. C’était le seul soulagement. Elle se demandait pourquoi il la gardait en vie.

Car elle avait une remplaçante, désormais. Une fois, il la lui avait présentée. Elle était si faible qu’elle ne tenait plus sur ses jambes et qu’il avait dû la soutenir pendant qu’elle gravissait les marches conduisant au rez-de-chaussée. « Qu’est-ce que tu peux puer », avait-il dit en fronçant le nez. Elle avait vu la jeune femme assise à la table du dîner, dans ce fauteuil qui auparavant était le sien. Son torse attaché au dossier comme elle l’avait été, par la large courroie de cuir. Elle avait reconnu ce regard : c’était le sien quelques mois ou quelques années plus tôt. D’abord, elle n’avait rien dit, elle n’en avait plus la force. Elle s’était contentée de dodeliner de la tête en regardant la nouvelle par en dessous. Mais elle avait lu l’épouvante dans les yeux de la femme qui portait sa robe, elle avait deviné ses cheveux lavés, son corps parfumé. Finalement, elle avait réussi à cracher : « C’est ma robe. » Il l’avait redescendue à la cave. C’était la dernière fois qu’elle l’avait vue, mais, de temps en temps, elle entendait la musique là-haut et elle savait ce qui se passait. Elle se demandait dans quel endroit de la maison il la gardait enfermée.

Pendant longtemps, elle avait craint de devenir folle, elle avait lutté pour rester saine d’esprit, elle avait essayé de s’accrocher à la réalité. À présent, elle lâchait prise. La folie qui rampait à la lisière de sa conscience, comme un prédateur sûr de tenir su proie, avait commencé de dévorer sa lucidité, de s’en repaître. Le seul moyen de lui échapper encore était de repenser à ses quarante années d’existence, à ce qu’avait été sa vie — la vie d’une autre, plutôt, qui portait son nom, mais qui ne lui ressemblait plus.