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Une existence belle, mouvementée, tragique — mais jamais ennuyeuse.

Le remords enflait dans sa gorge quand elle pensait à Hugo. Elle avait été si fière de lui. Elle n’ignorait rien de ses addictions, mais qui était-elle pour lui jeter la pierre ? Son fils si beau, si brillant… sa plus belle réussite. Où était-il à présent ? En prison ou dehors ? L’angoisse la faisait suffoquer, lui écrasait la poitrine quand elle pensait à lui. Et puis la douleur menaçait de la briser, de la mettre en pièces quand elle revoyait Mathieu, Hugo et elle ensemble, réunis, jouant dans le jardin ou sur une plage, faisant de la voile sur le lac par un matin clair, entourés d’amis à l’occasion d’un barbecue par un après-midi de printemps, des amis qui tous, elle le savait, admiraient leur famille. Elle entendait leurs rires, leurs exclamations, elle revoyait son fils de cinq ans soulevé vers le soleil dans les bras de son père, hilare, une grimace de bonheur absolu sur son visage joufflu. Ou le père et le fils assis à la tête du lit, Hugo le pouce dans la bouche, attentif, concentré, terriblement sérieux, puis s’endormant peu à peu, tandis que son père lui lisait Robinson Crusoé, L'île au trésor ou La Guerre des boutons. Mathieu était mort dans cet accident de voiture, et il les avait abandonnés — Hugo et elle — à l’orée de la vie. Parfois, elle lui en voulait terriblement pour ça.

Elle revoyait aussi la maison du lac, la terrasse où elle aimait prendre le petit déjeuner aux beaux jours, un livre à la main, le miroir lisse et paisible du lac reflétant les arbres de l’autre rive, cet îlot de paix dont elle ne se lassait jamais, seulement troublé par le bruit d’une voile qu’on choque, le cri des enfants dans une propriété voisine ou le tap-tap d’un moteur hors-bord porté par l’écho.

Et puis, elle pensait à Martin… Elle pensait souvent à lui. Martin, son plus grand amour, son plus grand échec. Elle se souvenait des cours à Marsac où leurs regards se croisaient vingt fois par heure, de leur impatience à se retrouver, de leurs discussions sur Schopenhauer, Nietzsche ou Rimbaud. De ses colères quand il demeurait hermétiquement fermé à la musique et aux textes de Dylan, de Morrison, de Springsteen ou des Stones. Elle le surnommait « le Vieux » ou « mon cher Vieux » alors qu’il n’avait qu’un an de plus qu’elle. Mais Dieu qu’elle l’aimait. Et elle l’avait aimé encore plus quand elle avait découvert ce qu’il écrivait. Quelqu’un qui fût capable d’ouvrir les poitrines et les cœurs comme avec un outil et de tout mettre sur le papier. Un talent inouï… C’était la première chose qu’elle avait pensé en lisant les premières lignes de cette nouvelle : L’Œuf. Elle se souvenait encore aujourd’hui de la première phrase : « C’est fini, terminé, finito ; si je devais mourir demain, il n’y aurait pas une virgule à changer à cette histoire — la plus ennuyeuse qui fût jamais écrite. » Elle l’aimait, elle l’admirait, mais elle savait qu’elle n’était pas sa première lectrice, que Francis, son alter ego, son frère, était passé avant elle. Il lui arrivait d’être jalouse de Francis. Du pouvoir qu’il avait sur Martin. Et du pouvoir qu’il avait sur elle… La dope… Elle n’avait qu’une peur en ce temps-là : que Francis raconte tout à Martin, qu’il lui dise que la personne qu’il aimait plus que tout au monde était une camée. Cette peur ne l’avait pas lâchée pendant tout le temps où ils avaient été ensemble. Peut-être était-ce pour cela, au fond, qu’elle l’avait quitté. Pour échapper à la peur…

Elle l’aimait, elle l’admirait — et elle l’avait trahi… Elle s’accroupit dans l’obscurité de sa tombe, l’esprit vide, le corps tremblant. Tout à coup, le vent du désespoir emporta toutes ces belles images ensoleillées et les ténèbres, le froid, l’abîme fondirent sur elle. La folie était de retour et elle la sentit refermer ses griffes acérées sur son cerveau. Dans ces moments-là, elle se cramponnait à une vision, de toutes ses forces, la seule qui la sauvât encore d’une démence sans rémission.

Elle fermait les yeux et elle se mettait à courir. Seule, le long d’une plage en partie découverte par la marée. Une aube lumineuse faisait scintiller les vagues et le sable humide, la brise agitait ses cheveux. Elle courait et courait et courait encore. Pendant des heures, les yeux clos. Les cris des mouettes, le bruit régulier de la mer, quelques voiles sur l’horizon et la lumière de l’aube. Elle n’en finissait plus de courir. Sur cette plage interminable. Elle savait qu’elle ne reverrait jamais la lumière du jour.

48.

Finale

Les projecteurs éclairaient l’enceinte extérieure de la prison. Le parking était désert. Servaz se gara le plus près possible de l’entrée. La rage ne l’avait pas quitté. Cette colère qui avait progressivement remplacé l’abattement et la fatigue.

Le directeur les attendait. Il avait reçu plusieurs coups de fil étonnants au cours de la nuit : du parquet, de la PJ, et même du directeur de l’administration pénitentiaire, lequel avait été invité par la garde des Sceaux en personne à tout mettre en œuvre pour « faciliter les démarches du commandant Servaz et du lieutenant Espérandieu ». Il ne comprenait pas pourquoi tout le monde prenait cette affaire tellement à cœur tout à coup ; il ignorait qu’un député de la majorité, l’espoir du parti, avait été sur le point d’être arrêté et se retrouvait définitivement blanchi, et que, dès le lendemain, les membres du parti majoritaire s’empresseraient d’annoncer à la presse qu’il était définitivement mis hors de cause, dénonceraient avec véhémence « toutes ces fuites absolument regrettables », débarqueraient sur les plateaux télé pour signifier « qu’il existait dans ce pays quelque chose qu’on appelait la présomption d’innocence et qu’elle avait été foulée aux pieds dans cette affaire par les membres de l’opposition ». À Paris, on avait senti le vent tourner : plus question de paraître avoir lâché trop vite Paul Lacaze s’il s’avérait innocent. La consigne avait changé : on serrait les rangs.

Cela n’empêchait pas le directeur de la maison d’arrêt, de son côté, de considérer avec la plus grande circonspection le commandant de police aux yeux rouges et aux pupilles dilatées et le jeune lieutenant qui avait l’air d’un adolescent avec son blouson argenté. Le premier avait en outre des hématomes et des griffures partout sur le visage et sur les mains, et un gros pansement dans ses cheveux hirsutes — comme si on lui avait recousu le crâne. Le directeur allait refermer la porte derrière eux quand la voix de Servaz s’éleva :

— On attend quelqu’un.

— Le parquet ne m’a parlé que de deux personnes.

— Deux, trois… quelle différence ?

— Écoutez, il est déjà plus de minuit. Il va falloir que je poireaute jusqu’à ce que vous ayez fini ? Parce que j’aimerais bien…

— La voilà.

Un bruit de moteur s’éleva du parking balayé par l’orage et une voiture aux couleurs de la gendarmerie apparut. La portière s’ouvrit côté passager et une femme en blouson, pantalon et bottes de motard en descendit, son visage étrangement barré par un gros pansement en forme de croix qui lui couvrait le nez et les joues. Elle avait aussi le bras gauche en écharpe. Ziegler rentra la tête dans les épaules en sentant la pluie lui crouler dessus et elle se dépêcha de faire les quelques mètres qui la séparaient de l’entrée. Elle avait été cuisinée pendant une bonne heure par un substitut du parquet d’Auch et plusieurs officiers de gendarmerie de la Section de Recherche, mais elle était quand même parvenue à joindre Martin. Elle lui avait expliqué en quelques mots ce qui venait de se passer, en omettant une fois de plus de mentionner qu’elle était entrée dans son ordinateur.