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— C’est fini, dit Ziegler paisiblement.

Le regard du jeune homme pivota vers elle.

— C’était bien joué, l’idée du cahier. Risqué, mais astucieux. D’abord, il t’accusait. Puis il t’innocentait.

Pas de réponse.

— Je suppose que si les policiers chargés de l’enquête n’avaient pas poussé les investigations assez loin, s’ils n’avaient pas fait preuve, disons, d’une curiosité et d’une conscience professionnelle suffisantes, tu aurais toi-même suggéré à ton avocat de demander une expertise graphologique.

Pendant une infime fraction de seconde, elle fut là. L’étincelle. Le signal qu’ils guettaient. Mais elle disparut aussitôt.

— Je ne comprends pas de quoi vous voulez parler, bordel ! Ce n’est pas mon écriture dans ce cahier.

— Bien sûr que non, dit Servaz. Puisque c’est celle de David.

— Alors, c’est vrai ? C’est lui qui l’a tuée ?

— Espèce de sale petit enfoiré, dit Ziegler.

— C’est toi qui lui as demandé d’écrire ce mot dans le cahier, Hugo ? Ou bien c’est lui qui l’a fait de sa propre initiative ?

— Quoi ? Je ne comprends rien !

Un autre éclair. Plus proche. Quelqu’un cria dans les entrailles de la prison. Un long cri douloureux. Qui s’éteignit aussi vite qu’il avait surgi. Les pas d’un gardien dans le couloir. Puis de nouveau, le silence. Mais le silence ne durait jamais très longtemps en prison.

— Claire, elle couchait avec pas mal de monde, pas vrai ? dit Servaz.

— Tu étais jaloux ? demanda Ziegler.

— Vous en avez tué combien, toi et tes petits camarades ? voulut savoir Espérandieu.

— Le chef des pompiers, c’était vous, dit Servaz. Sarah, Virginie, David et toi : il a été jeté à la flotte par quatre personnes.

— Et dans la voiture de Joachim Campos, un témoin a vu deux hommes avec lui : David et toi ? suggéra Ziegler.

— Vous étiez deux, ce soir-là, pour tuer Claire Diemar ? enchaîna Vincent. La caméra a filmé deux personnes sortant du pub. David et toi, là aussi ? Ou bien est-ce que David s’est contenté de monter la garde ?

— Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi tu es resté sur place, ajouta Servaz. Pourquoi prendre ce risque ? Pourquoi ne pas avoir fait comme pour les autres ? Pourquoi ne pas avoir maquillé sa mort en accident ou en disparition ? Pourquoi t’être assis au bord de la piscine ? Pourquoi ?

Le regard d’Hugo allait de l’un à l’autre dans la lueur du néon. Servaz vit le doute, la colère, la peur dans ses yeux. Le téléphone de Servaz émit un double bip dans sa poche. Un message… Pas maintenant… Il ne quittait pas Hugo des yeux.

— Putain, vous allez arrêter ça ! lança finalement celui-ci. Appelez le directeur ! Je veux lui parler ! Je n’ai plus rien à vous dire ! Foutez le camp !

— Tu l’as tuée tout seul, Hugo ? Ou bien vous vous y êtes mis à plusieurs ? Est-ce que David a participé ?

Un silence.

— NON, J’ÉTAIS SEUL…

Hugo levait les yeux vers eux : deux minces fentes luisantes. Ils ne dirent rien. Servaz sentit son cœur battre. Il savait que c’était pareil pour les autres.

— Je suis allé là-bas pour la prévenir du danger qu’elle courait. J’avais sniffé dans les toilettes du pub, et j’avais trop bu… Je savais que les autres allaient bientôt passer à l’action. On était au mois de juin. Et je savais que c’était son tour, cette fois. On en avait discuté entre nous.

Il eut de nouveau ce petit geste de la main qui lui venait de sa mère.

— Je savais qu’elle avait été lâche, cette nuit-là, il y a six ans. Qu’elle nous avait abandonnés à notre sort, moi et les autres. Qu’elle n’avait rien fait pour nous secourir… Mais je savais aussi que le remords la rongeait depuis cette époque. Elle me l’avait dit. Elle y pensait tout le temps, elle était littéralement obsédée par ça. Le fait de s’être si mal comportée. « J’ai eu peur, j’ai paniqué, cette nuit-là. J’ai été lâche. Tu devrais me haïr, me mépriser, Hugo. » Elle me disait ça en permanence. « Pourquoi es-tu si indulgent, si gentil avec moi ? » Ou bien : « Arrête de m’aimer, je ne le mérite pas, je ne mérite pas tout cet amour, je ne suis pas quelqu’un de bien. » Et les larmes ruisselaient sur ses joues, je lisais la détresse dans ses yeux, elle tremblait contre moi en disant ça. Et puis, à d’autres moments, elle était la personne la plus gaie, la plus drôle, la plus surprenante, la plus merveilleuse que j’aie jamais rencontrée. Elle pouvait faire de chaque moment un miracle. Je l’aimais, vous comprenez ?… (Il marqua une pause — et sa voix changea, comme si deux acteurs se partageaient le même rôle.) J’étais bourré, stone ce soir-là, en sortant du pub. Je suis allé la voir, pendant que tout le monde était devant le match. Je lui ai parlé de l’existence du Cercle… Au début, elle avait du mal à y croire, elle pensait que je délirais, que j’étais ivre, ce qui était effectivement le cas, et puis, quand je lui ai parlé en détail de la mort du chauffeur, elle a soudain compris que je disais la vérité.

Servaz vit les yeux d’Hugo. La lueur tout au fond. Comme des braises tisonnées qui se réveillent sous la cendre, comme un feu qui couve depuis longtemps sous la toundra.

— Et là, je l’ai vue se métamorphoser. C’était comme si quelqu’un d’autre avait pris sa place. Ce n’était plus la Claire que je connaissais… Celle qui m’encourageait à écrire et qui me jurait qu’elle n’avait jamais rencontré un talent pareil chez un élève.

Celle qui m’envoyait vingt textos par jour pour me dire qu’elle m’aimait et que jamais rien ne nous séparerait, que nous vieillirions toujours amoureux comme au premier jour. Celle qui pouvait rester presque parfaitement immobile, abandonnée, offerte, pendant que nous faisions l’amour, ou qui, au contraire, aimait prendre l’initiative. Celle qui citait des auteurs, des poètes qui tous parlaient d’amour et qui improvisait une chanson sur sa guitare où elle parlait de nous, celle qui trouvait un nom pour chaque partie de mon corps comme si c’était la carte d’un pays qui lui appartenait, celle qui n’avait pas peur de dire « je t’aime » encore et encore, cent fois par jour… Tout à coup, cette Claire-là n’existait plus. Elle était… partie… Et celle qui l’avait remplacée me regardait comme si j’étais un monstre, un ennemi. Elle avait peur de moi.

Les paroles d’Hugo voltigeaient dans la lumière des néons. Chacune d’elles trouvait un écho dans le cœur lourd de Servaz.

— Quel con ! Je n’aurais certainement pas agi de la sorte si j’avais été moins stone. Elle a voulu appeler la police. J’ai tout fait pour l’en dissuader, je ne supportais pas l’idée que mes « frères et sœurs » puissent aller en prison (Servaz sentit un malaise s’immiscer entre ses côtes en pensant aux paroles de David dans la voiture), qu’ils payent une deuxième fois avec tout ce qu’ils avaient déjà souffert. Je ne savais plus quoi inventer. Je lui ai dit que je les convaincrai d’arrêter, que c’était fini, qu’il n’y aurait plus d’autres victimes, mais qu’elle n’avait pas le droit de leur faire ça après ce qu’elle leur avait déjà fait… Elle ne voulait rien entendre, elle était comme folle, elle était sourde à tous mes arguments. Le ton est monté, je l’ai suppliée. Et puis, tout d’un coup, elle a tout déballé : elle m’a dit qu’elle ne m’aimait plus, de toute façon, que c’était fini entre nous, qu’elle en aimait un autre. Qu’elle avait l’intention de me le dire bientôt. Elle m’a parlé de ce type, le député : elle m’a dit qu’elle en était folle amoureuse, que c’était l’homme de sa vie, qu’elle en était sûre. J’ai vu rouge, j’ai pété les plombs : je voulais la protéger et elle, elle ne pensait qu’à nous envoyer en prison et à se débarrasser de moi ! Je ne pouvais pas la laisser faire ça. Ils sont ma famille… J’étais furieux, j’étais ivre de colère. Je me suis dit : quel genre de femme peut jurer à un homme sur tout ce qu’elle a de plus cher qu’elle l’aimera jusqu’à la fin des temps et le lendemain lui dire qu’elle en aime un autre ? Quel genre de femme peut être aussi belle, aussi merveilleuse dans l’amour et aussi laide ensuite ? Quel genre de femme peut jouer avec les autres de cette façon ? Et alors j’ai pensé : le même genre qui abandonne des enfants à la mort par lâcheté… Elle était belle, jeune, insouciante, et elle ne pensait qu’à elle. Il n’y avait qu’elle qui comptait, je le comprenais tout d’un coup. Tous ces remords qui la rongeaient, cette culpabilité, c’était du pipeau. Tout comme son amour. Un mensonge… Elle s’inventait des histoires. Elle se mentait à elle-même comme elle mentait aux autres. J’ai compris ce soir-là que Claire Diemar n’était rien d’autre qu’égoïsme et faux-semblants. Qu’elle serait toujours un poison pour tous ceux qui croiseraient sa route. Elle n’avait pas le droit… Je ne pouvais pas la laisser faire…