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« Elle a trahi ta confiance et ton amour, Martin. Elle méritait d’être punie. »

ÉPILOGUE.

Été 2010. Espagne

Il faisait chaud. Il descendait lentement les rues pavées, bordées de balcons fleuris et de lanternes, vers la Plaza Mayor, et il croisait des dizaines de gens heureux dans la chaude nuit espagnole. Bizarre, se dit-il, comme un simple match de football peut donner du bonheur à des millions de personnes pendant quelques heures.

Les rues sentaient le savon, l’eau de toilette, des relents de bière, de vin et d’alcool, le cigare, les pétards qu’avaient fait exploser les enfants et la chaleur des murs emmagasinée pendant la journée. En tanguant dans la foule qui dansait, chantait et lui hurlait sa joie à la figure, il percevait le débit hystérique des présentateurs de la télévision ibère tombant des balcons au-dessus de lui, ponctué par la clameur de toutes les villes d’Espagne en liesse.

La Plaza Mayor était bordée d’arcades sur quatre côtés, et ses façades décorées de fresques du XVIIIe. Elle évoquait tellement une piazza italienne avec ses couleurs vives que plusieurs marques de pâtes en avaient fait le décor de leurs spots publicitaires. Cette idée le fit sourire, un sourire fantomatique qui était peut-être aussi dû au fait qu’il était ivre depuis 5 heures de l’après-midi et qu’il était plus de minuit. Il y avait néanmoins beaucoup de monde sur la place, dont bon nombre d’enfants. Il se laissa tomber sur la seule chaise libre.

— Tu as bu, dit Pedro en reposant sa bière et en le dévisageant de ses grands yeux bleus, saillants et rieurs.

— Mmm… Qu’est-ce que tu prends ?

Pedro montra son verre vide, où il ne restait que quelques traînées de mousse.

— La même chose.

Il vit que son ami s’apprêtait à lui parler de l’équipe de France. Il aimait bien taquiner Servaz avec ça.

— Alors, ils ont viré l’entraîneur ? demanda Pedro.

— Pas encore, répondit Servaz.

— Et ce joueur qui l’a insulté, ceux qui ont fait grève pendant l’entraînement, ils vont être sanctionnés ?

Son nouvel ami hochait la tête avec une incrédulité quasi admirative devant l’incommensurable stupidité dont avait fait preuve l’équipe du pays voisin. Servaz eut un sourire presque extatique : il n’y avait qu’un seul pays où des joueurs milliardaires étaient capables de faire grève pendant une Coupe du monde : le sien. Il eut soif, tout à coup. Il se déplia, à demi titubant, et entra dans le grand café pour commander una caña et un carajillo de cognac. Accoudé au comptoir, il observa les gestes rituels du barman en train de verser le sucre en poudre au fond du verre minuscule, d’ajouter deux grains de café, un zeste de citron, une mesure de brandy, de porter celui-ci presque à ébullition sous le bec à vapeur du percolateur avant de l’enflammer avec son briquet et de faire couler le café noir par-dessus. Servaz admirait le rite et plissait les yeux, avec cet air de sérieux absolu qui trahissait l’étendue de son ivresse.

Quand il ressortit, son verre brûlant dans une petite assiette, Pedro était toujours là, refaisant bruyamment le match pour la dixième fois avec ses voisins. Servaz s’approcha de sa chaise et la manqua en voulant se laisser choir dessus. Le café brûlant et le brandy se répandirent sur sa chemise et il éclata de rire, allongé sur le sol, sans remarquer les regards des autres tables.

— Ça suffit, dit Pedro. Il est temps de rentrer.

Il souleva le policier sous les aisselles et l’entraîna dans les ruelles adjacentes. Il était plus petit que lui, mais plus fort. Servaz s’appuya sur son épaule. Il leva la tête vers la nuit étoilée, au-dessus des toits, une nuit comme un poème de Garcia Lorca. Il avait posé tous ses congés, toutes ses RTT, tous les jours de son « compte-épargne-temps » et personne, au SRPJ, n’y avait trouvé à redire après les événements. Peu de temps avant qu’il ne les pose, Sarah Lillenfeld et Virginie Croze avaient été mises en examen et écrouées, d’autres membres du Cercle avaient été mis en garde à vue, l’instruction suivait son cours — mais sans lui, désormais. Il avait fait sa valise et était passé voir Ziegler, qui s’était vu prescrire dix jours d’interruption de travail à la suite de son agression et qui allait de nouveau passer devant le conseil d’enquête de la gendarmerie. Il se demandait quelle serait la sanction, cette fois. Il savait qu’lrène était à deux doigts de présenter sa démission et cette perspective l’attristait. Elle lui avait expliqué aussi qu’elle avait piraté le système informatique de la prison où était enfermée Lisa Ferney et que Lisa était sa chèvre : elle était bizarrement sûre que le Suisse et elle entreraient un jour en contact. Puis il avait poursuivi sa route et trouvé refuge dans ce petit village, de l’autre côté des Pyrénées, dans le Haut-Aragon, province de Huesca. À quatre heures de route de Toulouse. Un endroit au milieu de nulle part, une région à tout le moins d’une beauté suffocante, des routes solitaires où on ne croisait jamais personne. Personne ne viendrait le chercher ici. Personne ne le connaissait. Ici, il était el Francès. À part pour Pedro et quelques autres, qu’il ne fréquentait que depuis deux semaines mais qu’il avait l’outrecuidance de considérer comme ses amis. Pedro qui s’arrêtait tous les trois mètres — Servaz appuyé contre lui — pour célébrer la victoire de l’Espagne avec la quasi-totalité de la ville. Il avait aussi reçu un appel du directeur quelques jours plus tôt : ils avaient découvert l’origine de la fuite dans la presse. Il n'y en avait tout simplement pas eu. Du moins pas au sein de la police. Ils étaient retournés cuisiner le patron du cybercafé — Servaz s’était souvenu de « Patrick », le gérant aux petits yeux froids et butés derrière ses lunettes — et Patrick avait admis avoir appelé la presse dès leur départ. À première vue, c’était le journaliste lui-même qui avait deviné l’identité de Servaz grâce à la description du gérant. Quand Patrick lui avait dit que les flics avaient reçu un e-mail envoyé depuis son cybercafé, qu’ils cherchaient un homme grand parlant avec un léger accent et qu’ils avaient l’air de paniquer, le reporter s’était immédiatement souvenu de l’affaire criminelle la plus retentissante de ces dernières années.

— Tu as de la chance, dit Servaz d’une voix pâteuse tandis qu’ils progressaient bras dessus bras dessous.

— Pourquoi ?

— De vivre ici.

Pedro haussa les épaules. Ils franchirent la porte de l’hostal, longèrent le couloir jusqu’au patio intérieur. Des murs blancs et des galeries de bois verni couraient autour des étages, décorées de plantes vertes en pot et de meubles anciens. Ça sentait bon la lessive et le jasmin. Ils grimpèrent les marches jusqu’au troisième, et Pedro poussa la porte de sa chambre, qu’il ne fermait jamais.

— Un jour, tu me diras ce qui t’est arrivé, dit-il en le déposant sur le lit. Ça m’intéresserait de le savoir. On ne se détruit pas comme ça sans raison.

— Tu es un… philosophe… amigo.

— Oui. Je suis un philosophe. J’ai sans doute lu moins de livres que toi, ajouta Pedro en jetant un coup d’œil aux auteurs latins alignés sur la commode tout en lui ôtant ses chaussures. Mais j’en ai quand même lu quelques-uns. Et surtout, je sais lire les cœurs. Toi, tu sais uniquement lire les mots.