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En dehors des livres, il n’y avait pas grand-chose dans sa petite chambre : une valise, quelques vêtements, un walkman comme plus personne n’en utilisait à part lui et des CD — les symphonies de Mahler. C’était l’avantage de la musique sur les livres, se disait-il toujours. Elle prend moins de place.

— Je t’aime, hombre.

— Tu es saoul. Bonne nuit, dit Pedro.

Et il éteignit la lumière.

Servaz fut réveillé dès 7 heures du matin par le tintamarre des marteaux-piqueurs, des coups de klaxon, des ouvriers s’interpellant avec des voix aussi puissantes que celles de chanteurs d’opéra et, une nouvelle fois, il se demanda comment faisait ce pays pour dormir si peu. Il resta un long moment à contempler le plafond — aussi inerte et vide qu’une marionnette dont on aurait coupé les fils. Il sentit combien sa bouche était pâteuse, son haleine chargée. Il avait une migraine épouvantable. Il se leva. Se traîna jusqu’à la salle de bains. Sans hâte. Personne ne l’attendait nulle part. Il n’y avait plus aucune urgence dans sa vie.

Il fit couler sur sa nuque et ses épaules l’eau tiède qui jaillissait du pommeau. Se brossa les dents et passa sa dernière chemise propre. Remplit le verre à dents au robinet et y plongea un cachet d’aspirine.

Dix minutes plus tard, il remontait la rue principale au milieu de la poussière soulevée par le chantier, la quittait en tournant sous un porche, puis suivait une ruelle étroite et ombragée qui grimpait vers le flanc aride de la colline. Autour de lui, le village s’éveillait. Il en percevait les échos dans les maisons, par les fenêtres ouvertes. Il reniflait les odeurs de café, de fleurs, vivifiées par le matin. Il entendait les cris des enfants. Les radios qui célébraient la victoire à n’en plus finir. Toute cette énergie qu’il sentait autour de lui, toute cette vie. Il pensa à ces histoires de crise économique, à tous ces journalistes qui parlaient de choses qu’ils ne connaissaient pas, de peuples dont ils ignoraient tout, répétant à l’envi chiffres et statistiques. Et à tous ces banquiers, ces économistes, ces spéculateurs rapaces, ces financiers véreux, ces politiciens aveugles. Ils auraient dû venir ici, pour comprendre. Ici, les gens vivaient. Voulaient vivre. Travailler. Exister. Pas seulement survivre.

Pas comme TOI, se dit-il.

Il grimpa la colline. Au-dessus des toits de la ville, un avion venu de France et volant vers le sud laissa un trait blanc dans le ciel bleu pâle. Il atteignit la cathédrale nichée au milieu des pins, adossée à la falaise. Suivit la longue galerie à colonnades, gravit quelques marches et se retrouva dans le cloître plein d’ombre et de fraîcheur. Il contourna le bassin à l’eau verdâtre et poursuivit son ascension le long du sentier, qui serpentait sur la partie la plus arrondie de la colline pour aboutir au sommet de la falaise. Surgit dans le soleil, bien au-dessus de la cathédrale et de la ville. C’est de là qu’on avait la meilleure vue. Un grand Christ de huit mètres de haut ouvrait ses bras, étendant sa vaine bénédiction à toute la région, jusqu’aux Pyrénées.

Un panorama magnifique… Ce qui l’amenait ici chaque matin, ce n’était pas la vue cependant — mais la falaise. Et le vide. L’appel du vide. C’était une tentation. Une libération possible. Il caressait l’idée depuis un moment, mais un nom le retenait de passer à l’acte : Margot. Il était bien placé pour savoir ce que cela faisait de perdre son père de cette façon. Il pensait aussi beaucoup à David. Le suicide, une fois qu’on lui a ouvert la porte, est un locataire difficile à déloger. Il avait longuement réfléchi et était parvenu à la conclusion que, s’il prenait sa décision, cela se passerait ici. Ce serait la meilleure manière. Une chute de trente mètres, aucune chance de se louper. Pas de mort sordide dans une chambre d’hôtel. Un bel envol. Dans le soleil et dans l’azur. Et un décor parfait.

Il jouait avec cette idée depuis des jours — peut-être des semaines. Ce n’était qu’une idée. Il n’avait pas l’intention de passer à l’acte. Du moins pas pour le moment. Mais l’idée en elle-même était réconfortante. Il savait qu’il faisait une dépression, qu’il y avait des moyens de la soigner — mais il n’en avait pas envie. Il avait vu trop de morts, avait enterré trop de gens, connu trop de trahisons. Il était las. Il était fatigué. Il aspirait au repos et à l’oubli, mais tout revenait sans cesse, encore et encore. Il en avait assez du visage de Marianne dans sa mémoire — et de celui de ses parents, d’autres encore… Il était persuadé qu’elle était morte et que, comme pour les autres victimes du Suisse, on ne retrouverait jamais son corps. Elle avait voulu sauver son fils… mais elle avait aussi trahi Servaz. Il voulait croire, malgré tout, que leurs retrouvailles avaient été sincères, qu’elle n’avait pas couché avec lui uniquement par intérêt. Cependant, chaque fois qu’il pensait à ce qu’elle avait dû subir avant de mourir, cette pensée était aussi insoutenable à regarder en face que le soleil lui-même.

Il aperçut Pedro qui sortait de son atelier, minuscule silhouette en salopette, tout en bas, très loin. Un chiffon à la main. Pedro leva la tête pour jeter un coup d’œil vers le ciel, dans sa direction, mais sans le voir. Il suivit des yeux des enfants qui partaient se baigner dans la rivière.

— On m’a dit que je te trouverai ici.

La voix le fit sursauter. Il se retourna. En temps ordinaire, il aurait été heureux de la voir. Mais, ce matin-là, il ne savait pas s’il était content, soulagé — ou honteux. Elle avait changé. Elle avait enlevé ses piercings et ses cheveux avaient retrouvé leur couleur naturelle. Elle avait l’air d’avoir quelques années de plus.

— Comment tu m’as retrouvé ?

— Il faut croire que tu m’as refilé non seulement ton goût pour les livres mais aussi tes gènes d’enquêteur, papa.

C’était une phrase manifestement préparée à l’avance et cela le fit sourire. Elle était bronzée, vêtue d’un short en jean et d’un débardeur.

— Je me suis souvenu qu’on est venus ici avec maman et toi, quand j’étais gamine, et que tu aimais beaucoup cet endroit. Mais ce n’est pas le premier que je fais… Oh non… Ça fait plus d’une semaine que je te cherche.

Elle fit deux pas en avant et se pencha — avant de reculer aussitôt.

— Waouhh ! Belle vue… Mais qu’est-ce que c’est haut !

Elle ne le vit pas rougir de honte, l’estomac serré.

Ils parlèrent. Pendant les jours et les nuits qui suivirent, ils parlèrent. Burent. Parlèrent. Fumèrent, rirent, parlèrent — et même dansèrent. Il apprit à connaître sa fille et s’aperçut qu’on ne sait rien des autres, encore moins de ses enfants. Elias était là aussi, cette espèce de grand jeune homme silencieux avec une mèche qui lui mangeait la moitié du visage. Elias était quelqu’un de peu de mots et Servaz s’aperçut qu’il l’aimait bien. Parfois, il leur tenait compagnie ; parfois il les laissait seuls. Il y eut des jours merveilleux où ils furent ensemble comme ils ne l’avaient jamais été, et d’autres où ils se disputèrent. Comme cette nuit où elle le trouva ivre mort après qu’elle eut passé la soirée avec Elias. Il but moins. Puis plus du tout. Ils semblaient avoir tout leur temps. La rentrée était loin et il se demanda si elle avait prévu de travailler pendant les vacances d’été. Il finit par lui demander quand ils repartaient.

— Quand tu seras prêt, répondit-elle. Tu repars avec nous.

Il les présenta à Pedro et à d’autres, et ils finirent par former une joyeuse petite bande. Elias se mit à parler — du moins, un peu. Ils se couchaient tard, mais il s’aperçut qu’il se levait le matin avec plus d’entrain. Et qu’il ne restait plus étendu sur son lit à contempler le plafond. Ils avaient pris une chambre à l’étage en dessous du sien, donnant comme la sienne sur le patio, et, les matins où il traînait encore un peu, elle montait cogner à sa porte. Ils firent de longues balades en voiture et à pied dans la région, découvrirent des panoramas qui les laissèrent sans voix, des villages de pierre et d’ardoise intacts dans des décors de westerns. Ils se baignèrent dans des rivières à l’eau très froide. Firent du vélo et du canoë. Bavardèrent avec les gens du coin et avec des touristes, se mêlèrent à des fêtes auxquelles on les invitait au dernier moment. Elle prenait des photos et, pour une fois, il ne répugnait pas à être dessus. À sa grande surprise, il découvrit qu’il souriait. Quand ils rentraient de leurs escapades, ils étaient toujours affamés.