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Servaz réfléchit encore. Hugo était arrivé par-devant et il avait laissé sa voiture dans la rue. Pourquoi aurait-il épié Claire depuis les bois ? Il avait reconnu être venu ici plusieurs fois. Avait-il éprouvé en plus le besoin de jouer les voyeurs en d’autres occasions ?

Il eut tout à coup l’impression désagréable d’assister à un tour de prestidigitation : quand le saltimbanque attire votre attention d’un côté pendant que l’essentiel se passe de l’autre. Une main dans la lumière pour les spectateurs, l’autre agissant dans l’ombre. Quelqu'un voulait les forcer à regarder du mauvais côté… Il avait disposé la scène, choisi le décor, les acteurs — et peut-être même les spectateurs… Il crut deviner une ombre cachée, se déplaçant à l’insu de tous, derrière ce drame, et l’inquiétude revint pleins gaz.

Les sourcils froncés, Servaz retourna dans la maison, sans plus prêter attention à la pluie. Il essuya ses semelles trempées sur le tapis à l’entrée. Dans le petit salon, les techniciens en avaient terminé avec la chaîne hi-fi.

— Vous voulez jeter un œil ? demanda l’un d’eux en lui tendant des gants en latex, des couvre-chaussures et une de ces charlottes ridicules qui donnaient à tous les flics de la criminelle l’allure de clients de salon de coiffure pour dames.

Servaz les prit et les enfila avant de soulever le ruban.

— Il y a un truc bizarre, dit le technicien.

Servaz le regarda.

— On a trouvé le téléphone portable du gamin dans sa poche Mais aucune trace de celui de la victime. On a fouillé partout, pourtant.

Servaz sortit son calepin et nota l’info. Il souligna deux fois le mot « téléphone ». Il se souvint qu’on avait découvert dix-huit appels passés à la victime depuis le portable d’Hugo. Pourquoi aurait-il fait disparaître celui de Claire Diemar et pas le sien ?

— Et là-dessus, vous n’avez rien trouvé ? dit-il en montrant la chaîne stéréo du menton.

Le technicien haussa les épaules.

— Rien de particulier. Des empreintes sur l’appareil et sur les CD, mais ce sont celles de la victime.

— Pas de CD dans le lecteur ?

Le technicien le regarda sans comprendre. Il se demandait à l’évidence quelle importance cela pouvait revêtir. Il y avait un petit tas de sacs à scellés transparents sur un meuble qui attendaient d’être emportés au labo. L’homme en prit un et le tendit à Servaz sans un mot. Celui-ci s’en saisit.

Regarda le boîtier à l’intérieur.

Le reconnut.

Gustav Mahler…

Les Kindertotenlieder : les « Chants pour des enfants morts ». La version de 1963 dirigée par Karl Bôhm, avec Dietrich Fischer-Dieskau. Servaz avait exactement la même dans sa discothèque.

9.

Blanc

Hugo avait parlé de la musique. Mais il n’avait pas précisé laquelle. Une musique qui le renvoyait à l’enquête de 2008–2009. Neige, vent, blanc. Le blanc surtout, à l’extérieur comme à l’intérieur. La couleur de la mort et du deuil en Orient. La couleur aussi des rites de passage. C’en était un ce jour de décembre 2008. Quand ils avaient remonté la vallée enfouie sous la neige, au milieu des sapins, sous le regard indifférent d’un ciel gris comme une lame.

Le lieu ensuite. Isolé. L’Institut Wargnier. Des murailles de pierre typiques de cette architecture montagnarde du début du XXe siècle qu’on retrouvait aussi bien dans les hôtels de l’époque que dans les centrales hydro-électriques. Une époque où l’on construisait pour durer et où l’on croyait en l’avenir. Des corridors déserts, des portes blindées et des sécurités biométriques, des caméras, des gardes. Pas tant de gardes que ça, en fait, si on tenait compte de la dangerosité et du nombre des pensionnaires. Et la montagne tout autour : énorme, hostile, perturbante. Comme une seconde prison.

L’homme enfin.

Julian Alois Hirtmann. Né quarante-cinq ans plus tôt à Hermance, Suisse romande. Servaz et lui n’avaient en commun qu’une seule chose : la musique de Mahler. L’un comme l’autre étaient incollables sur l’œuvre du compositeur autrichien. Ça s’arrêtait là : à ma gauche un flic de la criminelle, à ma droite un tueur en série qui avait pris la clé des champs deux hivers plus tôt. Hirtmann, un ancien procureur du tribunal de Genève qui organisait des orgies dans sa villa des bords du Léman, avait été arrêté pour le double meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci dans la nuit du 21 juin 2004. Avant qu’on découvre chez lui des documents qui laissaient penser que le Suisse pouvait être l’auteur d’une quarantaine de meurtres étalés sur une période de vingt-cinq ans. Ce qui en faisait un des tueurs en série les plus redoutables de l’ère moderne. Il avait séjourné dans plusieurs établissements psychiatriques avant d’atterrir à l’institut Wargnier, un endroit unique en Europe où étaient enfermés des assassins monstrueux déclarés irresponsables par les justices de leurs pays. Servaz avait été mêlé à l’enquête qui avait précédé — et en quelque sorte provoqué — son évasion. Il avait aussi rencontré Hirtmann dans sa cellule, peu de temps avant qu’il ne s’évade.

Après s’être fait la belle, le Suisse s’était évanoui dans la nature : disparu dans un nuage de fumée comme le génie de la lampe. Servaz avait toujours été convaincu qu’il finirait par refaire surface. Sans traitement approprié, ses pulsions et ses instincts de chasseur se réveilleraient tôt ou tard.

Ce qui ne signifiait pas qu’il serait facile à attraper.

Comme l’avait souligné Simon Propp, le psychocriminologue qui avait participé à l’enquête, Hirtmann n’était pas seulement un manipulateur et un sociopathe intelligent : il représentait un cas à part même chez les tueurs organisés. Il appartenait à cette catégorie rarissime de tueurs en série capables d’avoir une vie sociale intense et gratifiante à côté de leurs activités criminelles. Il était rare en effet que les troubles de la personnalité dont ils souffraient n’affectent pas de quelque manière les facultés intellectuelles et la vie sociale des assassins compulsifs. Le Suisse, lui, avait réussi pendant une vingtaine d’années à occuper de hautes responsabilités au tribunal de Genève, tout en kidnappant, torturant et assassinant plus de quarante femmes. La traque de Hirtmann était devenue une priorité : plusieurs flics y consacraient l’essentiel de leur temps à Paris comme à Genève. Servaz ignorait totalement où en étaient leurs investigations — mais il avait leur numéro quelque part.

Il revit Hirtmann dans sa cellule. En combinaison et tee-shirt d’un blanc tirant sur le gris à force de lavages, le cheveu très brun, mais la peau très pâle, presque translucide, amaigri et pas rasé, et pourtant urbain, souriant et d’une extrême politesse. Servaz était sûr que, même SDF, Hirtmann aurait conservé cet air d’éducation et de savoir-vivre. Jamais il n’avait vu quelqu’un qui ressemblât aussi peu à un tueur en série. Mais il y avait le regard : aussi électrisant qu’un Taser, il ne cillait jamais. Son visage avait à la fois quelque chose de sévère, de punitif, et la partie inférieure — la bouche en particulier — d’un jouisseur. Il aurait pu être un prédicateur hypocrite à Salem, Massachussetts, en 1692, envoyant de prétendues sorcières au bûcher, un membre de la Sainte Inquisition ou un accusateur aux procès staliniens… Ou ce qu’il avait été : un procureur qui avait la réputation d’être inflexible mais qui organisait dans sa villa des soirées sado-maso au cours desquelles sa propre épouse était livrée aux caprices d’hommes puissants et corrompus. Des hommes insatiables qui, comme lui, recherchaient des émotions et des plaisirs allant bien au-delà des conventions et de la morale publique. Des hommes d’affaires, des juges, des politiciens, des artistes. Des hommes de pouvoir et d’argent. Des hommes dont les appétits ne connaissaient pas de limites.