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Servaz pensait à Hirtmann. À quoi ressemblait-il aujourd’hui ? Avait-il fait appel à un chirurgien esthétique ? S’était-il contenté de se laisser pousser la barbe et les cheveux, de les teindre et de mettre des lentilles de contact ? Avait-il pris du poids, modifié sa démarche et sa diction, trouvé un emploi ? Tant de questions… Servaz se demanda s’il l’aurait reconnu, grimé et habillé d’une manière totalement différente, si le Suisse était passé à quelques centimètres de lui dans une foule — et un frisson le parcourut.

Il rendit le sachet contenant le CD au technicien, en clignant les yeux à cause des projecteurs.

Un nœud à l’estomac.

C’était ce même morceau de musique, les Kindertotenlieder, que Julian Hirtmann avait choisi le soir où il avait assassiné sa femme et l’amant de celle-ci… Servaz sut que, dès les premières constatations et l’enquête de voisinage achevées, il allait devoir passer un certain nombre de coups de fil, joindre plusieurs personnes. Il ne comprenait absolument pas comment on avait pu trouver sur le lieu d’un crime à la fois le fils d’une femme dont il avait été longtemps amoureux et une musique qui évoquait le plus redoutable meurtrier qui eût jamais croisé sa route, mais il savait une chose : il n’était pas seulement l’enquêteur que le parquet avait désigné, il était directement concerné.

Ils rentrèrent à Toulouse sous une pluie battante, vers 4 heures du matin. Ils enfermèrent Hugo dans une des cellules de garde à vue du deuxième étage. À l’hôtel de police, les cellules de GAV étaient alignées de l’autre côté du couloir par rapport aux bureaux — de cette manière, les gardés à vue n’avaient que quelques pas à faire pour être Interrogés. Elles n’étaient pas grillagées, mais éclairées par d’épais carreaux translucides. Servaz regarda l’heure.

— OK. On le laisse se reposer, dit-il.

— Et après, on fait quoi ? demanda Espérandieu en étouffant un bâillement.

— On a encore du temps devant nous. Note bien les heures de repos sur le registre de garde à vue et dans le PV, assure-toi qu’il les émarge — et demande-lui s’il a faim.

Servaz se retourna. Samira était en train de décharger son arme dans le puits balistique, une sorte de poubelle métallique matelassée et blindée avec du Kevlar. Pour éviter les accidents, les agents rentrant de mission y vidaient leurs armes. Contrairement à la plupart de ses collègues, Samira portait son étui sur les reins. Servaz trouvait que cela lui donnait un peu l’air d’un cow-boy. Pour ce qu’il en savait, elle n’avait encore jamais eu à faire usage de son arme, mais elle avait d’excellents résultats au stand de tir — contrairement à lui, qui aurait raté un éléphant dans un couloir et qui faisait le désespoir de son moniteur, lequel l’avait baptisé un jour « Daredevil ». Comme Servaz n’avait pas eu l’air de comprendre, l’instructeur lui avait expliqué que Daredevil était un super-héros de bande dessinée très intuitif mais… aveugle. Pour sa part, Servaz ne s’était jamais servi du puits balistique. Primo parce qu’il oubliait de prendre son arme une fois sur deux, secundo parce qu’il se contentait de la ranger sous clé quand il rentrait de mission et que, la plupart du temps, le chargeur en était vide.

Il traversa le couloir et entra dans son bureau.

La nuit était loin d’être terminée, il avait encore un tas de paperasses à rédiger. L’idée même le déprimait. Il s’approcha de la fenêtre et regarda le canal étiré sous la pluie, au-delà de l’un des trois donjons de brique qui ornaient la façade du SRPJ. Dehors, la nuit pâlissait déjà, mais le jour n’était pas encore levé. Si bien que ce qu’il aperçut sur la vitre, ce fut un reflet : le sien. Son front, sa bouche et ses yeux étaient flous, mais — avant qu’il ait eu le temps de se donner une contenance — il surprit une expression qui lui déplut. Celle d’un homme inquiet et tendu. Un homme sur ses gardes.

— Quelqu’un veut te parler, dit une voix derrière lui.

Il se retourna. Un des flics de permanence.

— Qui ?

— L’avocat de la famille. Il demande à voir le gosse.

Servaz fronça les sourcils.

— Le gamin n’a pas demandé la présence d’un avocat et les heures de visite sont passées, dit-il. Il devrait le savoir.

— Il le sait. Mais il sollicite une faveur : pouvoir te parler cinq minutes. C’est ce qu’il a dit. Et aussi que c’est la mère qui l’envoie.

Servaz marqua un temps d’arrêt. Devait-il accéder à la demande du baveux ? Il comprenait l’angoisse de Marianne. Que lui avait-elle raconté à leur sujet ?

— Où est-il ?

— En bas. Dans le hall.

— OK. Je descends.

Lorsqu’il surgit des ascenseurs, Servaz surprit les deux plantons de permanence en train de fixer un petit téléviseur planqué derrière le comptoir semi-circulaire. Il aperçut du vert sur l’écran et de minuscules silhouettes vêtues de bleu qui couraient dans tous les sens. Compte tenu de l’heure, il devait s’agir d’une rediffusion. Il soupira en songeant que des pays entiers étaient sur le point de s’écrouler, les quatre cavaliers de l’Apocalypse avaient pour noms finance, politique, religion et épuisement des ressources, et ils cravachaient ferme — mais la fourmilière continuait de danser sur le volcan et de se passionner pour des choses aussi insignifiantes que le football. Servaz se dit que le jour où le monde finirait dans un déchaînement de catastrophes climatiques, d’effondrements boursiers, de massacres et d’émeutes, il y aurait des types assez cons pour marquer des buts et d’autres encore plus cons pour se rendre au stade et les encourager.

L’avocat était assis dans un des sièges du hall faiblement éclairé et désert. Dans la journée, ils étaient pris d’assaut par tous ceux qui avaient une raison ou une autre d’être là. Personne ne vient dans un commissariat par plaisir, et les plantons avaient à faire face à une foule de gens désespérés, furieux ou effrayés. Mais, à cette heure-ci, le petit homme était seul, sa serviette posée sur ses genoux serrés, en train d’essuyer ses lunettes dans la lumière tamisée des lampes. Au-delà des baies vitrées, la pluie continuait de tomber.

L’avocat avait entendu les portes de l’ascenseur s’ouvrir. Il remit ses lunettes sur son nez et leva les yeux dans sa direction. Servaz lui fit signe de le rejoindre et le bonhomme contourna l’accueil, la main tendue. Une poignée de main fraîche et molle. Après quoi, il lissa sa cravate — comme s'il s’essuyait la main.

— Maître, attaqua d’emblée Servaz, vous savez très bien que vous n’avez rien à faire ici. Le gamin n’a pas souhaité votre présence.

Le petit homme dans la soixantaine le jaugea, et Servaz fut aussitôt sur ses gardes.

— Je sais, je sais, commandant. Mais Hugo n’avait pas toute sa tête quand vous lui avez posé la question. Il était sous l’empire de la drogue qu’on lui a administrée, comme les analyses le démontreront. Je vous demande donc de reconsidérer votre position et de lui reposer la question — maintenant qu’il a peut-être recouvré ses facultés.

— Rien ne nous y oblige.

Un bref éclat derrière les lunettes.

— J’en conviens. Je fais donc appel à votre… humanité, et à votre sens de la justice — pas seulement au code.