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— Mon… humanité ?

— Oui. Ce sont les mots exacts qu’a employés… la personne qui m’envoie. Vous savez, bien entendu, de qui je parle.

Les yeux de l’avocat restaient fixés sur lui, attendant une réponse.

Il savait pour Marianne et lui…

Servaz sentit la colère le gagner.

— Maître, je vous déconseille de…

— Comme vous vous en doutez, l’interrompit l’avocat, elle est très affectée par ce qui se passe. « Affectée » est un mot faible… « Désespérée », « effondrée », « terrifiée » seraient plus appropriés. C’est un tout petit geste, commandant. Je ne veux en aucun cas vous mettre des bâtons dans les roues. Je ne suis pas là pour vous rendre les choses plus difficiles, je veux simplement le voir. Elle vous supplie d’accéder à ma demande : c’est aussi le verbe qu’elle a employé. Mettez-vous à sa place. Considérez dans quel état vous seriez si c’était votre fille qui était à celle d’Hugo. Dix minutes. Pas une de plus.

Servaz le fixa. L’avocat soutint son regard. Le flic essaya de lire dans ses yeux mépris, affliction ou embarras, mais il n’y avait rien. Sinon son propre reflet dans les lunettes.

— Dix minutes.

Samedi

10.

Souvenirs

Comme si le ciel déversait sa bile plutôt que ses larmes, comme si quelqu’un là-haut essorait sur eux une éponge sale, la pluie frappait sans relâche les routes et les bois depuis un ciel qui avait la couleur gris jaunâtre d’un cadavre en décomposition. L’air était à la fois lourd, poisseux et humide. Samedi 12 juin. Il n’était pas 8 heures du matin. Servaz avait déjà repris la route de Marsac, cette fois seul.

Il avait dormi à peine deux heures dans une des cellules de garde à vue, s’était rincé les aisselles et la figure dans les toilettes avant de les essuyer à l’aide des serviettes en papier du distributeur et il avait du mal à garder les yeux ouverts.

Une main sur le volant, l’autre serrant un thermos rempli de café tiède, il battait des cils au même rythme ensommeillé que les essuie-glaces. Avec la main qui tenait le thermos il parvenait également à tenir une cigarette sur laquelle il tirait rageusement. Tout lui revenait avec une conscience aiguë, une lucidité stupéfiante comme un incendie de la mémoire. Ses années de jeunesse.

Elles avaient eu la saveur de cette campagne qu’il traversait. À l'automne, les feuilles mortes s’éparpillant au passage de sa voilure sur le bord des routes tandis qu’il mettait la musique à fond ; les longs couloirs sinistres et silencieux baignés par une lumière grise alors que la pluie tombait sans discontinuer tout au long des interminables semaines de novembre ; et puis, l’illumination blanche de la première neige de décembre, le rock résonnant gaiement dans les dortoirs derrière les portes aux alentours de Noël, les bourgeons au printemps et les fleurs, qui éclataient partout, comme un chant des sirènes, un paradis perdu, les invitant à quitter cet endroit au moment où le rythme de travail s’intensifiait et où approchaient les épreuves écrites d’avril et de mai. Et, pour finir, la chaleur étouffante des jours de juin, le ciel bleu pâle, écrasant, la lumière trop vive et le bourdonnement des insectes…

Les visages aussi.

Par dizaines… Juvéniles, honnêtes, malins, spirituels, fervents, concentrés, amicaux, tous pleins d’espoir, de rêves et d’impatience. Et puis, Marsac : ses pubs, son cinéma Art et Essai qui programmait Bergman, Tarkovski et Godard, ses rues, ses squares. Il avait aimé ces années-là. Oh, Dieu sait qu’il les avait aimées. Même si, à l’époque, il les avait traversées avec une espèce d’inconscience ponctuée d’étourdissants moments de bonheur et de déprimes aussi violentes que des descentes d’acide.

La pire s’appelant Marianne…

Vingt ans après, la blessure, dont il avait cru alors qu’elle ne cicatriserait jamais, s’était refermée — et il pouvait considérer cette époque avec l’intérêt distancié d’un archéologue. Du moins le croyait-il jusqu’à hier.

Il enfila la longue ligne droite bordée de platanes, à l’entrée de la ville, et le Cherokee cahota sur les vieux pavés lorsqu’il s’insinua dans les rues. La ville n’avait plus du tout le même aspect que la veille au soir, quand ils l’avaient traversée dans l’obscurité. Les visages lisses des étudiants sous leurs K-ways luisants, les rangées de vélos, les vitrines des magasins, les pubs, les façades, les auvents sombres et ruisselants des terrasses : tout lui sauta à la figure — comme si rien n’avait changé depuis vingt ans, comme si le passé l’avait guetté, attendu, espéré, pendant toutes ces années, pour le prendre à la gorge et le plonger, tête la première, dans ses souvenirs.

11.

Amis et ennemis

Il descendit de voiture et regarda un groupe de lycéens passer près de lui en trottinant sous l’averse, avec à sa tête un professeur de gym au visage fermé — et il se souvint d’un enseignant semblable qui aimait humilier et endurcir ses élèves. Servaz gravit les marches du perron en regardant les chevaux évoluer dans la grande prairie. Impassibles.

— Je suis le commandant Servaz, dit-il à la secrétaire assise dans le bureau après le hall, je viens voir le directeur.

Elle jeta un regard soupçonneux à ses vêtements mouillés.

— Vous avez rendez-vous ?

— J’enquête sur la mort du professeur Diemar.

Il vit le regard se voiler derrière les lunettes. La femme décrocha son téléphone et parla à voix basse. Puis elle se leva.

— Inutile. Je connais le chemin, dit-il.

Il la vit hésiter une seconde, puis se rasseoir, avec l’air de quelqu'un qui a quelque chose sur le cœur.

— Madame Diemar… dit-elle. Claire… C’était quelqu’un de bien. J’espère que vous allez punir celui qui a fait ça.

Elle n’avait pas dit trouver, elle avait dit punir. Il était sûr que tout le monde à Marsac était au courant qu’Hugo avait été arrêté sur le lieu du crime. Il s’éloigna. Dans cette partie du lycée régnait le silence, les cours avaient lieu ailleurs — dans les cubes de béton qui se dressaient sur les pelouses et dans l’amphithéâtre ultra-moderne qui n’existait pas de son temps. Il parvint essoufflé en haut de l’escalier en colimaçon qui s’enroulait dans la tour circulaire. La porte s’ouvrit presque immédiatement. Le proviseur s’était composé un visage grave et de circonstance, mais la surprise mina cet effort.

— Je vous reconnais. Vous êtes…

— Le père de Margot, oui. C’est aussi moi qui suis chargé de l’enquête.

Le visage du proviseur se creusa.

— Quelle histoire affreuse. Sans parler de la réputation que cela va faire à notre établissement : une professeur tuée par un élève !

Évidemment

— Je ne savais pas que l’enquête était déjà bouclée, dit Servaz en entrant dans la pièce. Ni que les détails de celle-ci avaient été rendus publics.

— Hugo a bien été arrêté chez Mlle Diemar, non ? Enfin, c’est une évidence : tout l’accable.

Servaz lui lança un regard qui avait la température de l’azote liquide.

— Je comprends que vous ayez envie que cette enquête soit bouclée rapidement, dit-il. Dans l’intérêt de cet établissement…

— Exactement.

— Mais laissez-nous faire notre travail. Vous comprendrez que je ne peux en dire plus.