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— Salle 4, le cube, là-bas… Mais, si j’étais vous, j’attendrais qu’il ait fini. Il n’aime pas beaucoup être dérangé.

— Oh…

Servaz fixait le jeune homme, amusé. Le sourire de celui-ci s’élargit.

— Vous êtes le père de Margot, n’est-ce pas ?

Servaz eut un mouvement de surprise. Son appareil vibra dans sa poche, mais il l’ignora.

— Et vous, vous êtes qui ?

Le jeune homme sortit une main de la cape et la lui tendit.

— David. Je suis en khâgne. Enchanté.

Servaz se fit la réflexion qu’ii était dans la même classe qu’Hugo. Il serra la main tendue. Une poignée de main franche et nette.

— Donc, vous connaissez Margot ?

— Tout le monde connaît tout le monde, ici. Et Margot ne passe pas inaperçue.

La même phrase qu’Hugo…

— Mais vous savez que je suis son père.

Le jeune homme plongea son regard doré dans celui du flic.

— J’étais là le jour où vous êtes venu pour la première fois avec elle.

— Oh, je vois.

— Si vous la cherchez, elle doit être en salle.

— Claire Diemar, vous l’aviez comme prof ?

Le jeune homme marqua un temps d’arrêt.

— Oui, pourquoi ?

Servaz exhiba son insigne.

— Je suis chargé de l’enquête sur sa mort.

— Bordel de merde, vous êtes flic ?

Il avait dit cela sans animosité. Plutôt de la stupeur. Servaz ne put s’empêcher de sourire.

— Comme vous dites.

— On est tous bouleversés. C’était une prof vraiment chouette, tout le monde l’appréciait. Mais…

Le jeune homme baissa la tête en regardant le bout de ses baskets. Quand il la releva, Servaz lut dans ses yeux une lueur familière. Celle qu’avaient souvent dans le regard les proches des inculpés : un mélange de nervosité, d’incompréhension et d'incrédulité. Le refus d’admettre l’impensable.

— Je n’arrive pas à croire qu’Hugo ait pu faire ça. C’est impossible. Ce n’est pas lui.

— Vous le connaissez bien ?

— C’est un de mes meilleurs amis.

Les yeux du jeune homme étaient légèrement embués. Il était au bord des larmes.

— Vous étiez avec lui dans ce pub, hier soir ?

Le regard de David répondit fermement au sien.

— Oui.

— Vous vous souvenez vers quelle heure il en est parti ?

David lui jeta un regard plus prudent, cette fois. Il prit la peine de réfléchir avant de répondre.

— Non, mais je me rappelle qu’il ne se sentait pas bien. Qu’il se sentait… bizarre.

— C’est ce qu’il vous a dit ? Bizarre ?

— Oui. Il n’était pas dans son assiette.

Servaz retint son souffle.

— Il ne vous a rien dit d’autre ?

— Non. Simplement qu’il n’allait vraiment pas bien et qu’il… qu’il préférait rentrer. On a tous été… surpris. Parce que le match… le match allait commencer.

Le jeune homme avait hésité sur la fin, se rendant compte que ce qu’il disait pouvait enfoncer son ami. Mais Servaz voyait tout autre chose. Est-ce qu’Hugo avait utilisé ce prétexte pour s’échapper et se rendre chez Claire Diemar — ou bien est-ce qu’il était réellement malade ?

— Et après ?

— Après quoi ?

— Il est sorti et vous ne l’avez plus revu ?

De nouveau, le jeune homme hésita.

— Oui, c’est ça…

— Je vous remercie.

Il vit que David était soucieux, il s’inquiétait de l’interprétation qu’on pourrait faire de ses paroles.

— Ce n’est pas lui, lança-t-il. J’en suis persuadé. Si vous le connaissiez aussi bien que moi, vous le sauriez aussi.

Servaz hocha la tête.

— C’est quelqu’un de très brillant, insista-t-il comme si cela pouvait aider Hugo. Quelqu’un d’enthousiaste, plein de vie. Un meneur, quelqu’un qui croit fermement en son étoile et qui sait faire partager ses passions. Un type bien dans sa peau. Fidèle en amitié. Ce qui s’est passé ne lui correspond pas du tout !

La voix du jeune homme vibrait en évoquant son ami. Il essuya l’eau qui coulait au bout de son nez. Puis il tourna les talons et s’éloigna, la tête basse.

Servaz le suivit des yeux pendant un moment.

Il savait ce que David avait voulu dire. Il y avait toujours eu un Hugo à Marsac : un individu encore plus doué, plus brillant, plus éminent et plus sûr de lui que les autres, quelqu’un qui attirait à lui tous les regards et qui avait sa cour d’admirateurs. À l’époque de Servaz, cet individu s’appelait Francis Van Acker.

Il regarda qui l’avait appelé. Les traces technologiques. Il rappela.

— Son mot de passe est enregistré, dit la voix. N’importe qui aurait pu avoir sa messagerie. Et quelqu’un l’a vidée.

12.

Van Acker

Il s’immobilisa près du cube en béton et sortit une autre cigarette du paquet, en s’appuyant contre un arbre. La voix lui parvint par les fenêtres ouvertes. Inchangée. La même que quinze ans auparavant. Il suffisait de l’entendre pour savoir qu’on avait affaire à quelqu’un de spirituel, de redoutable et d’arrogant.

— Ce que je lis là, ce sont les déjections d’une bande d’adolescents incapables de voir plus loin que leur minuscule univers émotionnel. Cuistrerie, sentimentalisme, masturbation et acné. Bon sang ! Vous vous prenez pour des cadors ? Réveillez-vous ! Il n’y a pas là-dedans une seule idée originale.

Servaz alluma la cigarette et fit claquer le briquet — le temps que la pose déclamatoire de Francis Van Acker prenne fin.

— La semaine prochaine, nous commencerons à étudier en parallèle trois livres : Madame Bovary, Anna Karénine et Effi Briest. Trois romans publiés entre 1857 et 1894 qui ont fixé la forme romanesque. Y aurait-il par miracle quelqu’un ici qui les aurait lus tous les trois ? Cet oiseau rare existe-t-il ? Non ? Quelqu’un a-t-il au moins une idée du point commun entre ces trois livres ?

Un silence puis :

— Ce sont trois histoires de femmes adultères.

Servaz tressaillit. La voix de Margot.

— Exact, mademoiselle Servaz. Eh bien, je vois qu’il y a au moins une personne dans cette classe qui ne s’est pas arrêtée à la lecture de Spiderman. Trois histoires de femmes adultères, qui ont la particularité d’avoir été écrites par des hommes. Trois laçons magistrales de traiter un même sujet. Trois œuvres absolument majeures. Ce qui prouve que la phrase d’Hemingway, selon laquelle il faut écrire sur ce que l’on connaît, est une ânerie.

Comme bon nombre d’autres formules de ce cher vieil Ernest. Très bien. Je sais que certains d’entre vous ont sûrement des projets pour le week-end et que l’année scolaire est pour ainsi dire terminée, mais je veux que vous ayez lu ces trois livres avant la fin de la semaine prochaine. N’oubliez pas que j’attends aussi vos dissertations pour lundi.

Des raclements de chaises. Il se dissimula derrière le coin du bâtiment. Il ne voulait pas croiser Margot maintenant, il irait la voir plus tard. Il la regarda s’éloigner au milieu des autres élèves. Margot parlait avec deux filles. Il sortit de sa cachette au moment où Van Acker descendait les trois marches de béton en ouvrant son parapluie.