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Elle hésita sur la direction à prendre. Certainement pas celle que ce taré avait choisie pour elle, en tout cas.

Elle s’élança entre les taillis et les arbres, loin de toute ébauche de sentier, trébuchant sur les racines et les inégalités du terrain, faisant saigner ses pieds nus. Elle atteignit bientôt un autre ruisseau, dont le lit était plein d’arbres, bouleaux et noisetiers, abattus par la dernière tempête. Elle eut le plus grand mal à se faufiler entre eux, à les enjamber ; des branches acérées comme des dagues déchirèrent la chair de ses mollets et ses orteils se tordirent sur les pierres coupantes et les morceaux de bois mort.

Un nouveau sentier de l’autre côté. À bout de souffle, elle décida de l’emprunter. Elle espérait toujours tomber sur quelqu’un et progresser à travers le sous-bois l’épuisait trop.

Je ne veux pas mourir.

Elle courait, trébuchait, repartait.

Elle courait pour sauver sa peau, la poitrine en feu et le cœur au bord de l’explosion, les jambes de plus en plus lourdes. Les bois tout autour étaient de plus en plus denses, l’air de plus en plus chaud. Les parfums de la forêt se mêlaient à l’odeur de sa propre sueur aigre qui lui piquait les yeux. Elle entendait le clapotis d’un ruisseau tout proche. Aucun autre bruit. Le silence derrière elle.

Je ne veux pas mourir…

Cette pensée occupait tout l’espace libre dans son esprit. Avec la peur. Abjecte, inhumaine.

Je ne veux pas… je ne veux pas… je ne veux pas…

Mourir…

Elle sentait des larmes amères ruisseler sur ses joues, son pouls battre dans son cou et sa poitrine. Elle aurait tué père et mère pour pouvoir s’échapper de ce cauchemar.

Et soudain son cœur bondit. Quelqu'un, là-bas…

Elle hurla.

— Hé ! Attendez ! Attendez ! Au secours ! Aidez-moi !

La personne ne bougeait pas, mais elle la distinguait nettement à travers le brouillard de ses larmes. Une femme. Vêtue d’une robe bain de soleil boutonnée. Bizarrement, elle était totalement chauve. Elle puisa dans ses dernières forces pour la rejoindre, la femme ne bougeait toujours pas. Son sang s’épaissit comme du sirop à mesure qu’elle se rapprochait et comprenait.

Ce n’était pas une femme…

Un mannequin de plastique. Appuyé à un tronc d’arbre. Figé dans une pose artificielle comme dans une vitrine de magasin. Et elle reconnut la robe qu’il portait : c’était la sienne, celle qu’elle avait le soir où… Sauf qu’elle avait été éclaboussée de peinture rouge.

Elle eut l’impression que toutes ses forces l’abandonnaient, que quelqu’un les aspirait hors de son corps. Elle était sûre qu’il avait rempli cette forêt maudite d’un tas d’autres pièges tout aussi sinistres. Elle était le rat dans le labyrinthe, sa chose, son jouet — et il était là, tout près… Elle sentit ses jambes se dérober sous elle et elle perdit connaissance.

13.

Elvis

Il se gara sur le parking inférieur et se dirigea vers la tour en béton plantée au milieu. Celle qui abritait les ascenseurs. Le CHU de Rangueil se dressait comme une forteresse au sommet d’une colline, au sud de Toulouse. Pour y accéder depuis le parking situé à mi-hauteur, il fallait emprunter un ascenseur puis une longue passerelle suspendue à plusieurs mètres au-dessus des arbres, là où la vue offrait un panorama impressionnant sur les bâtiments de l’université en contrebas et sur les faubourgs de la ville. Il traversa le terre-plein en direction de la façade habillée d’un savant maillage métallique du plus bel effet. Comme souvent, l'esthétique extérieure avait été privilégiée aux dépens des infrastructures intérieures. L’hôpital avait beau compter deux mille huit cents médecins et dix mille membres du personnel, accueillir chaque année cent quatre-vingt mille patients, soit la population d'une ville moyenne, Servaz avait déjà remarqué qu’il manquait cruellement de services autres que médicaux.

Il passa rapidement devant l’unique cafétéria où se mêlaient personnel, visiteurs et patients en blouses d’hôpital et fila dans les longs couloirs jusqu’aux ascenseurs intérieurs. Des œuvres d'artistes contemporains, fruits d’une donation, tentaient vainement d'égayer les murs : l’art a ses limites. Servaz aperçut la porte de la chapelle, avec les heures de visite de l’aumônier affichées. Il se demanda comment Dieu trouvait sa place dans cet univers où l’être humain est réduit à de la tuyauterie, démonté et remonté comme un moteur et parfois envoyé à la casse, non sans qu’on ait récupéré quelques pièces détachées pour réparer d’autres moteurs.

Samira l’attendait devant les ascenseurs. Il fut tenté d’allumer une cigarette, mais son regard tomba sur le signal d’interdiction placardé au mur.

— Crash, dit-il dans la cabine.

— Hein ? fit Samira dont l’arme sur les reins attirait tous les regards.

— Un roman de J.-G. Ballard. Le mariage de la chirurgie, de la mécanique, de la consommation de masse et du désir.

Elle le dévisagea avec incompréhension, il haussa les épaules. Les portes s’ouvrirent à l’étage et ils entendirent une voix crier :

— Bande de connards, z’avez pas le droit de me retenir contre mon gré ! Appelez-moi cet enfoiré de toubib, je veux le voir tout de suite !

— Notre Elvis ? demanda Servaz.

— Ça se pourrait bien.

Ils tournèrent à droite, puis à gauche. Une infirmière les intercepta. Samira brandit sa carte.

— Bonjour, on cherche Elvis Konstandin Elmaz.

Le visage de la femme se durcit. Elle montra une porte en verre dépoli au bout du couloir, au-delà d’un lit monté sur roulettes dans lequel un vieil homme attendait avec un tuyau dans le nez.

— Il a besoin de se reposer, répondit-elle sévèrement.

— Ça s’entend, ironisa Samira.

La femme leur jeta un regard chargé de mépris, puis elle s’éloigna.

— Putain, manquait plus que les schmidts ! s’exclama Elvis quand ils entrèrent dans la chambre.

Il y régnait une chaleur moite malgré un ventilateur poussif qui tournait dans un coin. Elvis Konstandin Elmaz était assis torse nu à la tête du lit. Il regardait une télé au son coupé.

— One for the money / Two for the show, fredonna Samira en esquissant un déhanchement et un pas de danse. Salut Elvis.

Elvis parut découvrir la fliquette et il fronça les sourcils devant cette apparition : ce jour-là, Samira arborait une demi-douzaine de colliers sur son T-shirt qui clamait « LEFT 4 DEAD ».

— C’est qui, celle-là, bordel ? dit-il en direction de Servaz. C’est ça, la police, aujourd’hui ? Putain, où va le monde !

— Elvis Elmaz ?

— Non, Al Pacino. Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous venez pas pour ma plainte.

— En effet.

— Non, bien sûr. Pas besoin de vous regarder longtemps pour deviner que vous êtes du KFC.

KFC, Kentucky Fried Chicken : une célèbre chaîne de restauration rapide spécialisée dans le poulet frit, les voyous en avaient fait le surnom de la maison-mère, autrement dit de la police judiciaire. Elvis Konstandin Elmaz était petit et très costaud, avec un crâne parfaitement lisse et brillant, un collier de barbe sur des mâchoires épaisses et une minuscule pierre en zircon à l’oreille. À moins que ce ne fût un vrai diamant. Une bande faisait plusieurs fois le tour de son torse musculeux, du bas-ventre jusqu’au diaphragme. Une autre ceignait son biceps droit.