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— Qu’est-ce qui vous est arrivé ? demanda Servaz.

— Comme si vous le saviez pas. Je me suis fait planter, mec. Trois coups de couteau au niveau de l’abdomen et un dans le bras. C’est miracle si ces enculés m’ont pas fumé. « Aucun organe vital touché, vous êtes un miraculé, m’sieur Elmaz », qu’il m’a dit, l’autre empaffé de docteur. Il veut pas me lâcher avant demain sous prétexte que si je remue trop ça peut se rouvrir. Chuis pas toubib, c’est lui qui sait. Mais moi, j’ai des fourmis dans les jambes et la bouffe ici c’est pire qu’en zonzon.

— Ces enculés ? dit Samira.

— Ils étaient trois. Des Serbes. Je sais pas si vous savez mais ces enculés de Serbes et nous autres, Albanais, ça fait pas bon ménage. Les Serbes, c’est rien que racaille et compagnie.

Samira hocha la tête. Elle avait entendu le même refrain de l'autre côté. Et elle ne le dit pas, mais elle avait aussi un peu de sang bosniaque dans les veines, et vraisemblablement du sang italien aussi : sa famille avait pas mal voyagé…

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On s’est pris la tête à l’intérieur du café, et puis on a continué sur le trottoir. J’étais un peu parti, faut dire.

Il les regarda à tour de rôle.

— Sauf que cette demi-portion avait deux potes à l’intérieur et que je le savais pas. Ils se sont jetés sur moi comme des excités avant que j’ai pu faire quoi que ce soit et puis ils ont détalé comme des rats. Et moi, j’étais allongé sur le trottoir et je pissais le sang. J'ai vraiment cru que cette fois ça y était. Faut croire qu’y a aussi un Dieu pour les méchants, hein, poulette ? T’aurais pas une cigarette ? Je tuerais père et mère pour une clope.

Samira résista à la tentation de se pencher et de lui enfoncer un index dans les côtes, à travers le bandage.

— T’as pas vu les écriteaux ? dit-elle méchamment. Interdiction de fumer… Quelle était la raison de ce différend ?

— Ce différend… Putain, comment tu causes, poulette ! Je te l’ai dit : je suis albanais, ils étaient serbes.

— Et c’est tout ?

Ils le virent hésiter.

— Non.

— Quoi d’autre ?

— Une meuf, pardi. Une poupée qui me tournait autour.

— Ah, elle était avec eux ?

— Ouaip.

— Jolie ?

Le visage d’Elvis Konstandin Elmaz s’éclaira comme un sapin de Noël.

— Mieux que ça ! Une vraie bombe ! Et de la classe à revendre, en plus. À se demander ce qu’elle faisait avec ces trois losers. Moi, je ne pouvais pas m’empêcher de la mater, putain. Elle a fini par s’en apercevoir, et elle est venue me faire un brin de causette. Peut-être aussi qu’elle avait envie de les énerver, qui sait ? Peut-être qu’elle avait les boules, un différend, comme vous dites… C’est là que c’est parti en vrille.

— Donc, vous êtes arrivé aux urgences hier soir, vous êtes passé sur le billard dans la nuit et vous êtes cloué ici depuis ?

Une petite lueur s’alluma dans les yeux marron.

— Pourquoi c’est si important ? Mon histoire, vous vous en fichez, pas vrai ?… C’est la suite qui vous intéresse. Il s’est passé un truc.

— Monsieur Elmaz, vous êtes sorti de prison il y a quatre mois, c’est bien ça ?

— Exact.

— Vous avez été condamné pour des faits de vols accompagnés de violence, enlèvement, séquestration, agressions sexuelles et viol…

— Qu’est-ce ça veut dire ? J’ai purgé ma peine.

— Chaque fois, vous vous en êtes pris à des jeunes femmes brunes et jolies.

Le regard d’Elvis s’assombrit.

— Où vous voulez en venir ? C’était y a longtemps. (Ses yeux firent l’essuie-glace). Qu’est-ce qui s’est passé hier soir : une nana s’est faite agresser, c’est ça ?

Le regard de Servaz tomba sur le journal posé sur la table roulante près du lit. Il lui fallut une demi-seconde pour comprendre ce qu’il lisait. Et moins de temps pour blêmir :

« MEURTRE D’UNE JEUNE PROFESSEUR À MARSAC »

Le policier qui a résolu l’affaire de Saint-Martin chargé de l’enquête. »

Bon sang ! Sans prêter plus d’attention aux questions de Samira et aux réponses d’Elmaz, il s’empara du journal et tourna les pages à la recherche de l’article.

Il ne faisait que quelques lignes, en page 3. Il expliquait que « le commandant Servaz, de la police judiciaire de Toulouse, celui-là même qui avait mené l’enquête sur les meurtres de Saint-Martin au cours de l’hiver 2008–2009, la plus importante affaire criminelle de ces dernières années en Midi-Pyrénées, s’est vu confier les investigations concernant le meurtre d’une professeur de Marsac, un lycée qui accueille l’élite de la région ». Un peu plus loin, l'auteur de l’article précisait que la jeune femme avait été retrouvée chez elle, « ligotée et noyée dans sa baignoire ». Au moins, le service chargé des relations avec la presse avait-il tu le détail de la lampe — sans nul doute pour pouvoir prendre en défaut tous les cinglés qui n’allaient pas manquer d’appeler dans les heures à venir, En revanche, ils avaient donné son nom en pâture aux journalistes. Génial. Servaz sentit la colère le gagner. Il aurait bien aimé tenir l'abruti qui avait lâché l’info. Fuite involontaire ou orchestrée ? Castaing lui-même ?

— À quelle heure a eu lieu l’altercation ? était en train de demander Samira.

— 21 h 30, 22 heures…

— Des témoins ?

Un ricanement rauque suivi d’une toux.

— Des dizaines !

— Et avant, tu faisais quoi ?

— Vous êtes sourds ? Je picolais et je matais cette fille ! Des dizaines de personnes m’ont vu, j’vous dis ! Je sais que j’ai fait des erreurs dans le passé. Mais, bordel, ces filles que j’ai agressées, qu'est-ce qu’elles faisaient dehors la nuit, hein ? En Albanie, les femmes sortent pas la nuit. Elles sont respectables…

Samira Cheung choisit un endroit au hasard et enfonça son index dans le flanc de l’Albanais. Fort. À travers la bande. Servaz vit Elvis grimacer de douleur. Il allait intervenir quand Samira retira son doigt.

— T’as intérêt à ce que ton alibi soit solide, dit-elle d’une voix laide et froide. T’as vraiment un problème, Elvis. Tu serais pas impuissant, des fois ? Ou alors un homo refoulé… Ouais, c’est ça… Bien sûr que c’est ça… C’était bon, sous la douche, en zonzon ?

Servaz vit le visage de l’homme se métamorphoser. Vit son regard devenir noir comme une flaque de pétrole, ses yeux sans reflet. Malgré la chaleur qui régnait dans la pièce, il eut la sensation d’un filet d’eau glacée coulant le long de son échine. Son pouls se mit à battre plus vite. Il déglutit. Il avait déjà croisé cette sorte de regard, il y a très longtemps. Il avait dix ans… Le petit garçon en lui était incapable d’oublier. Il pensa une fois de plus aux hommes qui avaient débarqué dans la cour de la maison familiale un soir de juillet. Ils étaient deux. Deux hommes pareils à celui-ci, des loups, des êtres perdus aux regards vides… Il pensa à sa mère qui avait hurlé et supplié, à son père ligoté sur une chaise. Il pensa à leurs mains et à leurs bras rapaces l’emprisonnant et la souillant… Et au petit Martin, enfermé dans le placard sous l’escalier, qui entendait tout, devinait tout — au nombre de fois où il avait croisé des êtres semblables depuis qu’il était entré dans la police. Et, tout à coup, il eut désespérément besoin d’air, de sortir de cette chambre, de cet hôpital. Il se mit à courir vers les toilettes avant que la nausée ne le submerge.