Выбрать главу

Sans doute était-ce de là que provenait la musique… Il sentit son pouls s’emballer. Son regard glissa lentement vers la piscine.

Onze mètres sur sept. Un dallage couleur sable tout autour. Un plongeoir.

Il ressentait comme une sombre excitation : celle qui vous saisit quand quelque chose d’inhabituel vient rompre votre routine quotidienne et, à son âge, l'existence d'Oliver n'était faite que de cela. Son regard explora le jardin tout autour du bassin. Dans le fond, c’était le début de la forêt de Marsac, 2 700 hectares de bois et de sentiers. Pas de mur de ce côté-là, ni même un grillage, juste une muraille compacte de verdure. Le pool-house, une petite construction en dur bien plus récente que tout le reste, se dressait à l’autre extrémité de la piscine, sur la droite.

Il reporta son attention sur le bassin. Battue par l’averse, sa surface dansait légèrement. Oliver plissa les yeux. Tout d’abord, il se demanda ce qu’il voyait. Puis il comprit que plusieurs poupées se balançaient sur l’eau. Oui, c’était bien ça… Il avait beau savoir qu’il ne s’agissait que de poupées, il sentit un frisson inexplicable le parcourir. Elles flottaient les unes à côté des autres, leurs robes pâles ondulant à la surface du bassin hérissée par la pluie. Oliver et son épouse avaient été invités une fois à prendre le café par leur voisine d’en face. L’épouse française de Winshaw avait été psychologue avant de prendre sa retraite et elle avait une théorie sur cette profusion de poupées dans la maison d’une femme seule ayant dépassé la trentaine. En rentrant, elle avait expliqué à son mari que leur voisine était probablement une « femme-enfant », et Oliver lui avait demandé ce qu’elle entendait par là. Elle avait alors employé des expressions comme « immature », « fuyant les responsabilités », « ne se souciant que de son plaisir personnel », « ayant subi un traumatisme affectif » et Oliver avait battu en retraite : il avait toujours préféré les poètes aux psychologues. Mais du diable s’il comprenait ce que faisaient ces poupées dans la piscine.

Je devrais appeler les gendarmes, songea-t-il. Mais pour leur dire quoi ? Que des poupées flottent dans une piscine ? Une autre pensée le frappa. Ce n’était pas normal… Toute la maison éclairée, personne en vue et ces poupées… Où était donc passée la maîtresse de maison ?

Oliver Winshaw tourna la poignée de la crémone et ouvrit la fenêtre. Aussitôt, une vague d’humidité entra dans la pièce. La pluie lui cinglant la figure, il cligna les yeux en fixant l’étrange assemblée formée par les faces de plastique aux regards fixes.

À présent, il distinguait parfaitement la musique. Il l’avait déjà entendue, même si ça n’était pas du Mozart, son musicien préféré.

Bon sang, à quoi rimait tout ce cirque ?

Un éclair cisailla la nuit, suivi du craquement assourdissant de la foudre. Le bruit fit trembler les vitres. Comme un coup de projecteur brutal, l’éclair lui révéla qu’il y avait quelqu’un. Assis au bord du bassin, les jambes de son pantalon trempant dans l’eau, il était d’abord passé inaperçu, car l’ombre du grand arbre au centre du jardin l’engloutissait. Un jeune homme… Incliné sur la marée flottante des poupées, il les contemplait. Bien qu’il fût à une quinzaine de mètres, Oliver devina son regard perdu, hagard, et sa bouche ouverte.

La poitrine d’Oliver Winshaw n’était plus qu’une chambre d’écho où son cœur cognait tel un percussionniste endiablé. Que se passait-il ici ? Il se précipita vers le téléphone et arracha le combiné à son support.

2.

Raymond

— Anelka est une brêle, dit Pujol.

Vincent Espérandieu regarda son collègue en se demandant si son jugement était motivé par les piètres performances de l’attaquant ou par ses origines et le fait qu’il venait d’une cité de la région parisienne. Pujol n’aimait guère les cités, encore moins leurs habitants.

Toutefois, Espérandieu devait bien reconnaître que, pour une fois, Pujol avait raison : Anelka était nul. Zéro. Nase. Comme tout le reste de l’équipe, d’ailleurs. Un crève-cœur, ce premier match. Seul Martin semblait s’en foutre. Espérandieu tourna son regard vers lui et sourit : il était sûr que son patron ignorait jusqu’au nom du sélectionneur que la France entière conspuait et injuriait copieusement depuis des mois.

— Domenech est un putain de tocard, dit Pujol à ce moment-là, comme si son cerveau avait capté la pensée de Vincent. Si on est arrivés en finale en 2006, c’est parce que Zidane et les autres avaient pris les rênes de l’équipe.

Personne ne contestant ce fait, le flic se faufila dans la foule pour aller chercher d’autres bières. Le bar était bondé. 11 juin 2010. Jour d’ouverture et premiers matches de la Coupe du monde de football en Afrique du Sud. Dont celui qui passait sur l’écran en ce moment même : Uruguay-France, 0–0 à la mi-temps. Vincent observa une nouvelle fois son patron. Il gardait son regard fixé sur l’écran. Vide.

En vérité, le commandant Martin Servaz ne regardait pas le match, II faisait juste semblant — et son adjoint le savait.

Non seulement Servaz ne regardait pas le match, mais il se demandait ce qu’il fichait là.

Il avait voulu faire plaisir à son groupe d’enquête en l’accompagnant. Cela faisait des semaines que la Coupe du monde de football accaparait presque toutes les conversations à la Division des Affaires criminelles. La forme des joueurs, les matches amicaux calamiteux, dont une défaite humiliante contre la Chine, les choix du sélectionneur, l’hôtel trop cher : Servaz en venait à se demander si une troisième guerre mondiale les aurait préoccupés davantage. Probablement pas. Il espéra que les truands faisaient de même, et que les statistiques de la criminalité baissaient d’elles-mêmes sans que personne ait besoin d’intervenir.

Il attrapa le verre de bière fraîche que Pujol venait de déposer devant lui et le porta à ses lèvres. Sur l’écran, le match avait repris. Les petits hommes en bleu s’agitaient avec la même énergie stérile que précédemment ; ils couraient d’un bout à l’autre du terrain sans que Servaz trouvât à ces déplacements la moindre logique. Quant aux attaquants, il n’était pas un spécialiste, mais ils lui semblaient singulièrement maladroits. Il avait lu quelque part que les frais de déplacement et d’hébergement de cette équipe allaient coûter plus d’un million d’euros à la Fédération française de football, il aurait été curieux de savoir d’où elle tirait ses revenus et s’il allait lui-même devoir mettre la main à la poche. Mais cette question semblait moins préoccuper ses voisins, pourtant contribuables sourcilleux d’ordinaire, que l’absence chronique de résultats. Servaz tenta néanmoins de s’intéresser à ce qui se passait sur l’écran. Mais un bourdonnement désagréable montait en permanence du poste, comme celui d’un essaim géant. On lui avait expliqué que c’était le bruit produit par les milliers de trompettes des spectateurs sud-africains présents dans le stade. Il se demanda comment ils pouvaient produire et surtout supporter un tel vacarme : même d’ici, atténué par les micros et les filtres de la technique, le son était particulièrement exaspérant.

Tout à coup, les lumières du bar vacillèrent et des exclamations fusèrent de toutes parts quand l’image à l’écran se contracta et disparut pour réapparaître aussitôt. L’orage… Il tournoyait sur Toulouse comme un vol de corbeaux. Servaz eut un demi-sourire en imaginant tout le monde plongé dans le noir et privé de match.