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— Mmm.

— Attends… C’est bon, vas-y, je t’écoute.

Servaz lui répéta la phrase.

— C’est quoi ? C’est pour un jeu télévisé ? plaisanta son adjoint. Attends… Dis donc, c’est pas toi qui as fait des études de lettres ?

— Accouche.

— Victor Hugo.

— Quoi ?

— C’est bien une citation. De Victor Hugo. Tu peux m’expliquer ?

— Plus tard.

Il referma son mobile. Victor Hugo… Pouvait-il s’agir d’une coïncidence ? Claire Diemar n’avait rien écrit d’autre dans ce cahier et elle l’avait laissé bien en vue. Elle y parlait d’un ennemi… Hugo ? Servaz n’oubliait pas qu’il s’agissait de Marsac, une ville universitaire, comme l’avait souligné Francis, qui l’avait comparée à la cour d’Elseneur, un endroit où on avait le sens de la discrétion tout comme celui de la médisance, où on poignardait, mais avec élégance, avec raffinement — et où toute accusation directe pouvait passer pour la plus impardonnable des fautes de goût. Il n’oubliait pas qu’il avait affaire à des érudits, à des gens qui aimaient les énigmes, les allusions, les sens cachés, faire preuve de subtilité — même dans des circonstances aussi dramatiques. Cette phrase n’avait pas été écrite dans ce cahier par hasard.

Se pouvait-il que Claire eût donné, de manière allusive, indirecte, oblique, le nom de son ennemi — et même celui de son futur assassin ?

14.

Hirtmann

De retour au SRPJ, il fila dans le bureau d’Espérandieu.

— Comment va le gosse ?

Son adjoint retira ses écouteurs, dans lequel le chanteur de Queen of the Stone Age chantait Make It Wit Chu, et haussa les épaules.

— Calme. Il m’a demandé si j’avais quelque chose à lire. Je lui ai filé un de mes mangas. Il n’en a pas voulu. Je te rappelle que la garde à vue finit dans six heures.

— Je sais. Appelle le procureur. Demande une prolongation.

— Motif ?

Ce fut au tour de Servaz de hausser les épaules.

— Je ne sais pas. Trouve quelque chose. Puise dans ton sac à malice.

Une fois dans son bureau, il fouilla un petit moment dans ses tiroirs avant de dénicher ce qu’il cherchait. Un numéro de téléphone. À Paris. Il le contempla, pensif. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas appelé ce numéro. Il avait espéré ne plus jamais avoir à le faire, avoir laissé cette histoire derrière lui.

Servaz regarda l’heure. Il composa le numéro. Quand une voix lasse d’homme lui répondit, il se présenta.

— Ça faisait longtemps, ironisa la voix au bout du fil. Qu’est-ce qui me vaut l’honneur, commandant ?

Il raconta ce qui s’était passé la veille et termina par la découverte du CD de Mahler. Il s’attendait à ce que l’homme lui dise : « Et c’est pour ça que vous m’appelez ? », mais il n’en fit rien.

— Pourquoi ne pas avoir appelé immédiatement ? demanda au contraire la voix au bout du fil.

— Pour un simple CD trouvé sur une scène de crime ? Ça n’a sans doute rien à voir.

— Une scène de crime où, comme par hasard, on retrouve le fils d’une de vos anciennes connaissances, où le SRPJ de Toulouse est fort logiquement saisi et où la victime est une jeune femme dans la trentaine ayant le profil des autres victimes ? Et, au final, le morceau que Julian passait le soir où il a tué sa femme est retrouvé sur la chaîne stéréo ? Vous rigolez !

Servaz nota le « Julian ». Comme si, à force de traquer le Suisse, ses chasseurs avaient fini par fraterniser avec lui. Il retint sa respiration. Le bonhomme avait raison. Il avait eu exactement la même intuition la veille en découvrant le CD, et puis il était passé à autre chose. Considéré sous cet angle, les éléments s’assemblaient d’une façon troublante. Il se dit que, pour avoir pigé ça en moins de trois secondes, le type à l’autre bout était bon.

— C’est toujours pareil, soupira la voix dans l’appareil. On nous informe quand on a le temps, quand on a mis son ego dans sa poche ou quand toutes les pistes sont refroidies…

— Et de votre côté, vous avez du nouveau ?

— Vous aimeriez que je vous réponde par l’affirmative, pas vrai ? Désolé de vous décevoir, commandant, mais on a tellement d’infos qu’on est noyés. Comme s’il en pleuvait. La plupart sont si farfelues qu’on ne les vérifie même plus, d’autres demandent à l’être malgré tout et ça prend énormément de temps. On l’a aperçu ici ou là. À Paris, à Hong-Kong, à Tombouctou… Un témoin est certain qu’il est courtier dans le casino de Mar del Plata où il joue tous les soirs, un autre l’a vu à l’aéroport de Barcelone ou à celui de Düsseldorf, une femme soupçonne son amant d’être Hirtmann…

Il devina le découragement, l’extrême lassitude dans la voix de son interlocuteur. Puis, tout à coup, la voix changea — comme si le type venait de penser à quelque chose.

— Toulouse, c’est ça ?

— Oui, pourquoi ?

L’homme ne répondit pas. Au lieu de ça, Servaz l’entendit parler à quelqu’un d’autre. Sa main plaquée sur le microphone rendait ses paroles inaudibles. Il revint en ligne quelques secondes plus tard.

— Il s’est passé quelque chose dernièrement, dit-il, et Servaz remarqua le changement de ton. On a mis son portrait en ligne sur Internet. On a utilisé un logiciel de retouche d’image pour le modifier et en faire une dizaine de versions différentes : avec barbe, moustaches, cheveux longs, cheveux courts, bruns, blonds, nez différents, etc. Vous voyez le topo. Bref, on a reçu des centaines de réponses. On les examine toutes, une par une : un vrai travail de fourmi… (La lassitude, de nouveau.). Parmi elles, il y en a une plus intéressante que les autres : un type qui tient une station-service sur une aire d’autoroute, et qui affirme qu’il s’est arrêté chez lui, pour prendre de l’essence et acheter la presse. Selon ce type, il était à moto, il avait teint ses cheveux, laissé pousser sa barbe et il portait des lunettes de soleil, mais le type est formel : il ressemblait à l’un des portraits mis en ligne, la taille et la stature correspondent, et le bonhomme parlait avec un léger accent, peut-être suisse, selon le témoin. Pour une fois, on a eu de la chance : on a pu visionner les caméras de surveillance du magasin. Et le gérant dit vrai : ça pourrait être lui — je dis bien : ça pourrait…

Servaz sentit son sang se mettre à battre comme un tambour.

— Cette aire, elle se trouve où ? C’était quand ?

— Il y a deux semaines. Ça va vous plaire, commandant : l’aire, c’est celle du Bois de Dourre, sur l’A20, au nord de Montauban.

— La moto, elle a été filmée ? Vous avez l’immat' ?

— Hasard ou fait exprès : il a garé sa moto loin des caméras. Mais on a retrouvé sa trace à l’un des péages plus au sud, dans le sens Paris/Toulouse. L’image n’est pas très nette… On a un début d’immatriculation, on travaille dessus… Vous comprenez à présent pourquoi votre histoire est importante ? Si c’est vraiment Hirtmann qui était sur cette moto, il y a fort à parier qu’il est dans votre secteur à l’heure qu’il est.

Servaz contemplait, médusé, le résultat de sa recherche. Il avait tapé les mots « JULIAN HIRTMANN » dans Google et obtenu pas moins de 1 130 000 entrées.

Il se rejeta dans son fauteuil en réfléchissant.

Après l’évasion du Suisse, il avait guetté la moindre parcelle d'information le concernant, il avait épluché journaux, dépêches, bulletins, passé des dizaines de coups de fil, harcelé la cellule chargée de sa traque, mais les mois avaient passé, les saisons printemps, été, automne, hiver, printemps de nouveau… — , et il avait renoncé. Il avait tourné la page. Ce n’était plus ses oignons, Rideau. Exit. Finito. Il avait tenté de le chasser de ses pensées.