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Il parcourut mentalement la page de résultats qui s’affichait sur l'écran. Il savait que la liberté d’expression était un des chevaux de bataille des internautes, à charge pour chacun de filtrer, trier et faire montre d’esprit critique, mais ce qu’il découvrait sur la Toile le remplissait d’incrédulité. Le Suisse avait des milliers de fans, les sites à sa gloire se comptaient par dizaines. Certains articles étaient relativement neutres : des photos de Hirtmann pendant son procès et d’autres, volées, où on le voyait avant le procès en compagnie de sa ravissante épouse — celle qu’il avait électrocutée dans sa cave en compagnie de son amant après les avoir forcés tous deux à se déshabiller et les avoir arrosés de champagne. On comparait Hirtmann à d’autres tueurs en série européens, comme José Antonio Rodriguez Vega, qui avait violé et tué pas moins de seize femmes âgées de soixante et un à quatre-vingt-treize ans entre août 1987 et avril 1988 en Espagne, ou Joachim Kroll, le « cannibale de la Ruhr ». Sur les photos, Hirtmann avait un visage ferme, bien dessiné, un peu sévère, des traits réguliers et un regard intense, loin de l’homme pâle et fatigué qu’il avait rencontré à l’institut.

Servaz pouvait associer à ce visage une voix — profonde, agréable, bien posée. Une voix d’acteur, de tribun… Celle d’un homme habitué à l’autorité et à s’exprimer dans les prétoires.

Il pouvait aussi lui associer les visages plus ou moins flous de quarante femmes, jeunes et moins jeunes, disparues en vingt-cinq ans. Des femmes dont on ne retrouverait jamais la moindre trace mais dont les noms apparaissaient, avec quantité d’autres détails, dans les carnets de l’ancien procureur. Un collectif des parents de victimes existait quelque part qui réclamait à cor et à cri qu’on fasse parler Hirtmann. Par quel moyen ? Sérum de vérité ? Hypnose ? Torture ? Toutes les solutions étaient envisagées par les habituels excités de la Toile. Y compris de l’envoyer à Guantanamo ou de l’enterrer au soleil, la tête enduite de miel, devant une colonie de fourmis rouges.

Il savait que Hirtmann ne parlerait pas. Libre ou enfermé, il détenait plus de pouvoir sur ces familles qu’aucun dieu malveillant n’en posséderait jamais. Il était pour toujours leur tourmenteur. Leur cauchemar. Et c’était le rôle qu’il préférait. Une absence totale de remords et de culpabilité caractérisait le Suisse — comme tous les grands pervers psychopathes. Il aurait peut-être craqué si on l’avait soumis au waterboarding, à la gégène ou aux tortures pratiquées par les Japonais sur les Chinois en 1937, mais il y avait peu de chances pour qu’il craque à l’occasion d’une garde à vue ou d’un entretien psychiatrique — à supposer qu’on remette la main sur lui, ce dont Servaz doutait.

ARE YOU READY ? / ÊTES-VOUS PRÊT ?

Servaz sursauta.

La phrase venait de s’afficher sur son écran.

Il crut un instant que Hirtmann était parvenu à entrer d’une façon ou d’une autre dans son ordinateur.

Puis il comprit qu’il venait de cliquer sans s’en rendre compte sur l’adresse d’un des nombreux sites Internet présents dans la liste. Aussitôt après, la phrase disparut et il vit s’afficher sur l’écran l’image d’une foule compacte et d’une scène de concert aveuglée par des projecteurs. Un chanteur s’approcha du micro, les yeux cachés derrière des lunettes noires bien qu’il fît nuit, et harangua la foule qui se mit à scander le nom du tueur. Servaz n’en croyait pas ses oreilles. Il s’empressa de quitter le site, le cœur battant.

Les trois liens suivants étaient simplement des sites d’information référencés. Deux autres des sites généralistes sur les tueurs en série. Quatorze à la suite étaient des forums où le nom du Suisse était évoqué d’une manière ou d’une autre par les intervenants et Servaz renonça à les consulter. L’entrée suivante attira immédiatement son attention :

La Vallée des Pendus en tournage dans les Pyrénées.

Il s’aperçut que sa main tremblait quand il double-cliqua. Quand il eut fini de lire, il repoussa son fauteuil loin de l’écran. Ferma les yeux. Inspira longuement.

Tout ce qu’il avait saisi, c’était qu’un film allait être tourné l’hiver prochain. Il s’inspirait de son enquête dans les Pyrénées et surtout de l’évasion du Suisse de l’institut Wargnier. Les noms avaient été changés, bien sûr, mais l’argument du film était transparent. Deux acteurs fort connus étaient pressentis pour interpréter le serial killer et le commissaire (sic). Servaz se sentit nauséeux. C’était ça, la société de consommation, désormais, songea-t-il : l’exhibition, le voyeurisme, la marchandisation. Impossible de ne pas penser à la phrase de Debord : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. » Une phrase d’une clairvoyance absolue écrite plus de quarante ans auparavant…

Il se sentit en colère, mais aussi effrayé. Toute cette agitation… Pendant ce temps, où se trouvait le Suisse ? Que préparait-il ? Il se dit que Julian Alois Hirtmann pouvait aussi bien être à Canberra, dans le Kamtchatka ou à Punta Arenas que dans un cybercafé au coin de la rue. Servaz pensa à la cavale d’Yvan Colonna. Les médias, les flics, les services antiterroristes l’avaient cru en Amérique du Sud, en Australie, partout — alors que le Corse se cachait dans une bergerie à une trentaine de kilomètres à peine du lieu où avait été commis le crime pour lequel on le pourchassait.

Hirtmann pouvait-il vraiment être à Toulouse ?

Plus d’un million d’habitants en comptant l’aire urbaine. Une population multiforme. Une multiplicité de destins, de drames individuels, de pulsions collectives. Un écheveau de rues, places, routes, rocades, échangeurs, bretelles. Des dizaines de nationalités — Français, Anglais, Allemands, Espagnols, Italiens, Algériens, Libanais, Turcs, Kurdes, Chinois, Brésiliens, Afghans, Maliens, Kényans, Tunisiens, Rwandais, Arméniens…

Où cacher un arbre ? Dans une forêt…

Il trouva son numéro dans l’annuaire. Elle n’était pas sur liste rouge, mais elle n’avait pas été non plus jusqu’à faire figurer son prénom : M. Bokhanowsky. Il hésita un bon moment avant de le composer. Elle répondit à la deuxième sonnerie.

— Allô ?

— C’est Martin, dit-il. (Il hésita une demi-seconde.) Est-ce qu’on pourrait se voir ? J’aurais quelques questions à te poser… au sujet d’Hugo.

Un silence.

— Je veux que tu me dises la vérité, là, maintenant : est-ce que tu crois que c’est lui ? Est-ce que tu crois mon fils coupable ?

La voix vibrait, aussi tendue et fragile que le fil de soie d’une araignée.

— Pas au téléphone, répondit-il. Mais si tu veux savoir, j’ai de plus en plus de doutes sur sa culpabilité. Je sais combien c’est difficile pour toi, mais il faut qu’on parle. Je peux être à Marsac dans une heure et demie environ. Ça va, ou tu préfères qu’on remette ça à demain ?

Il devina qu’elle réfléchissait et il attendit.

— Marianne ? dit-il comme elle ne répondait pas.