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— J’ai peur, Martin, dit-elle soudain. Je suis terrifiée, morte de trouille… Parle-moi de mon fils. Vous allez l’inculper ?

Sa voix s’était presque brisée sur la dernière phrase. Servaz vit son expression tourmentée, la peur dans ses yeux. Il comprit que c’était la seule question qui lui importait vraiment depuis le début. Il prit le temps de choisir ses mots.

— À ce stade, si on le présentait au juge, il y aurait de grandes chances.

— Mais tu m’as dit au téléphone que tu avais des doutes ?

Elle avait dit cela sur le ton d’une supplique presque désespérée.

— Écoute. C’est trop tôt. Je ne peux pas en parler. Mais j’ai besoin de certaines informations, dit-il. Et de temps… Il y a une chose ou deux… Je ne veux pas te donner de faux espoirs.

— Je t’écoute.

— Hugo fume-t-il ?

— Il a arrêté il y a plusieurs mois. Pourquoi cette question ?

Il balaya la sienne d’un geste.

— Claire Diemar, tu la connaissais.

Ce n’était pas une question, cette fois.

— Nous étions amies. Enfin, pas des amies très proches. Des connaissances. Elle vivait seule à Marsac, moi aussi. Ce genre d’amies.

— Elle te parlait de sa vie privée ?

— Non.

— Mais tu savais des choses ?

— Oui. Bien sûr. Contrairement à toi, je n’ai pas quitté Marsac. Je connais tout le monde et tout le monde me connaît.

— Quel genre de choses ?

Il la vit hésiter.

— Des rumeurs… Sur sa vie privée.

— De quel ordre ?

De nouveau, elle hésita. De son temps, Marianne détestait les commérages. Mais c’était la liberté de son fils qui était en jeu.

— Elles disaient que Claire collectionnait les hommes. Qu’elle les utilisait et les jetait comme des Kleenex. Qu’elle s’en amusait et qu’elle avait brisé quelques cœurs à Marsac.

Il la regarda. Repensa aux messages dans l’ordinateur. Ils exprimaient un amour sincère, violent, total, absolu. Ils ne ressemblaient pas à ce portrait.

— Mais elle le faisait avec discrétion, en tout cas. Et si tu veux des noms, je n’en ai pas.

Et toi, eut-il envie de demander, tu en es où, de ce côté-là ?

— Thomas, ça te dit quelque chose ?

Elle le fixa en tirant sur sa cigarette. Secoua la tête.

— Non. Rien du tout.

— Tu en es sûre ?

Elle rejeta la fumée.

— Puisque je te le dis.

— Claire Diemar, elle écoutait de la musique classique ?

— Quoi ?

Il répéta la question.

— Aucune idée. C’est important ?

Soudain, une autre question lui vint.

— Est-ce que tu as remarqué quelque chose d’anormal, ces derniers temps ? Un type qui aurait rôdé autour de la maison ? Qui t’aurait suivie dans la rue ? Quelque chose, n’importe quoi, qui t’aurait laissé une impression de malaise ?

Elle lui lança un regard chargé d’incompréhension.

— On parle de Claire ou bien de moi, là ?

— De toi.

— Non. Je devrais ?

— Je ne sais pas… Si quoi que ce soit attire ton attention, fais-le-moi savoir.

Elle le fixa intensément, mais ne fit pas davantage de commentaire.

— Et toi, dit-il soudain. Parle-moi de toi, de ta vie pendant toutes ces années.

— C’est toujours le flic qui demande ?

Il baissa la tête, la releva.

— Non.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tout… Ces vingt années, Hugo, ta vie depuis…

Il vit son regard se voiler légèrement dans la lumière déclinante, Elle prit le temps de rassembler ses souvenirs. Et de les trier. Puis, elle raconta. Quelques phrases soigneusement pesées. Rien de mélodramatique. Pourtant, le drame était là. Caché, profond. Elle avait épousé Mathieu Bokhanowsky, l’un des membres de la bande. Bokha, songea Servaz avec stupeur. Bokha le butor, Bokha le balourd. Bokha le bon copain un peu encombrant — il y en avait toujours un — qui affichait un mépris ostensible pour les filles et pour toute forme d’effusion romantique. Bokha avec quelqu’un comme Marianne : de leur temps, c’était une chose inimaginable. Bokha qui s’était révélé, contre toute attente, quelqu’un de bon, de tendre et d’attentionné. « De foncièrement bon, Martin, insista-t-elle. Il ne faisait pas semblant. » Et non dénué d’un certain sens de l’humour.

Il alluma une cigarette et attendit la suite. Elle avait été heureuse avec Bokha. Vraiment heureuse. Avec sa bonté, son incroyable énergie et sa simplicité, Mathieu s’était révélé capable de renverser des montagnes et il était presque parvenu à lui faire oublier les cicatrices laissées par le duo Servaz / Van Acker. « Je vous ai aimés. Tous les deux. Dieu sait que je vous ai aimés. Mais vous étiez inaccessibles, Martin : toi avec le fardeau du souvenir de ta mère, ta haine du père, et cette colère que tu as encore en toi aujourd’hui ; et Francis avec son ego. » Mathieu était reposant, Mathieu ne demandait rien en échange de ce qu’il donnait. Il était là, simplement, chaque fois qu’elle avait besoin de lui. Il l’écouta dérouler la pelote de toutes ces années, avec sans doute force omissions, retouches et embellissements, mais n’est-ce pas ce que nous faisons tous ? À l’époque où ils étaient copains, personne — à commencer par Marianne — n’aurait parié un centime sur l’avenir de Bokha, et pourtant celui-ci s’était révélé non seulement extrêmement doué pour les relations humaines, mais doté d’une intelligence pratique dont il n’avait guère l’usage du temps où Francis et Martin passaient leur temps à parler bouquins, musique, cinéma et concepts. Bokha avait étudié l’économie, monté sa chaîne de magasins d’informatique et amassé une petite fortune aussi inattendue que rapide.

Entre-temps, Hugo était né. Bokha le médiocre, le balourd, le sous-fifre de la bande avait désormais tout ce qu’un homme pouvait désirer : l’argent, la reconnaissance, la plus jolie fille du coin, un foyer et un fils.

Trop de bonheur, sans doute — c’était du moins l’opinion de Marianne, et il pensa, sans le dire, à cette hybris, cette démesure qui était un péché capital chez les anciens Grecs : l’homme qui le commettait se rendait coupable de vouloir bien plus que sa part et, ce faisant, attirait sur lui la colère des dieux. Mathieu Bokhanowsky s’était tué dans un accident de voiture un soir, en rentrant de l’inauguration d’un énième magasin. Des rumeurs avaient couru. Selon certaines, il avait un taux d’alcoolémie extravagant. Selon d’autres, on avait aussi retrouvé des traces de cocaïne dans la voiture. Ou bien il n’était pas seul : il y avait avec lui sa jolie secrétaire qui s’en était tirée avec quelques contusions.

— Calomnies, mensonges, jalousie, précisa Marianne d’une voix sifflante.

Elle avait ramené ses genoux contre sa poitrine et ses pieds nus accrochaient le bord du fauteuil en bois comme des serres. Pendant un instant, il les observa, ces jolis pieds bronzés, avec la grosse veine qui barrait en diagonale le cou-de-pied. La pluie continuait de tomber sur le lac avec une désespérante régularité.

— Des rumeurs ont couru aussi selon lesquelles Mathieu était ruiné. C’était faux. Il avait placé son argent dans des assurances vie, des portefeuilles, mais j’ai pris un boulot pour ne pas avoir à vendre la maison. Je décore des intérieurs pour des gens qui n’ont aucun goût, je dessine des sites Internet pour des entreprises, des collectivités… C’est loin de nos rêves d’artistes, mais moins loin quand même que… (Elle s’interrompit, mais il sut qu’elle avait failli dire : « Moins loin que d’être flic. ») J’ai élevé seule Hugo depuis qu’il a onze ans, conclut-elle en écrasant sa cigarette dans le cendrier. Je ne m’en suis pas trop mal tiré, je crois. Hugo est innocent, Martin… Si tu l’inculpes, tu enverras non seulement mon fils mais un innocent en prison.