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Il comprit le message. Jamais elle ne le lui pardonnerait.

— Cela ne dépend pas que de moi, répondit-il. Ce sera du ressort du juge.

— Mais cela dépend de ce que tu vas lui dire.

— Revenons à Claire. II doit bien y avoir à Marsac des personnes qui désapprouvaient son mode de vie ?

Elle hocha la tête.

— Bien sûr. Ce ne sont pas les commérages qui ont manqué. Moi aussi, j’en ai été la cible, après la mort de Mathieu, quand des hommes mariés me rendaient visite.

— Des hommes mariés te rendaient visite ?

— En tout bien tout honneur. J’ai quelques amis ici, Francis te l’a peut-être dit. Ils m’ont aidée à surmonter ça. C’est nouveau, chez toi, ces manières de flic…

Elle écrasa son mégot dans un cendrier.

— Déformation professionnelle, dit-il.

Elle se leva.

— Tu devrais oublier ton métier de temps en temps.

Le ton le cingla comme un coup de fouet, mais elle l’adoucit par une main sur son épaule au passage. Elle alluma la lumière sur la terrasse. Le ciel s’assombrissait. Servaz entendait des grenouilles. Des insectes se rassemblèrent autour de la lampe, des langues de brume commençaient à apparaître à la surface du lac.

Elle revint avec une autre bouteille. Il se sentait bien, détendu mais il se demanda où cela les entraînait. Il s’aperçut qu’il suivait sans s’en rendre compte chacun de ses mouvements, qu’il était aimanté par la façon qu’elle avait d’occuper l’espace. Elle déboucha la bouteille, le resservit. Ni l’un ni l’autre n’éprouvaient plus le besoin de parler, mais elle lui jetait de fréquents regards par-dessous sa mèche blonde. Il comprit, tout à coup, que quelque chose d’autre se déployait dans son ventre : il la désirait. Violemment. Cela n’avait rien à voir avec ce qu’ils avaient vécu. C’était le désir de cette femme-là, de la Marianne d’aujourd’hui, avec ses quarante ans.

Il était 1 h 10 du matin lorsqu’il retrouva son appartement. Il prit une douche brûlante pour se débarrasser de la fatigue qui nouait ses muscles et mit la 4e Symphonie de Mahler en sourdine sur la chaîne du salon. Il pensait à tout ce qu’il avait appris en vingt-quatre heures et essayait de mettre de l’ordre dans ses idées.

Servaz se demandait parfois pourquoi il aimait autant ses symphonies. Probablement parce qu’elles étaient des univers complets dans lesquels il pouvait se perdre, parce qu’il y retrouvait les mêmes violences, cris, souffrances, chaos, orages et présages funèbres qui existaient là, dehors, dans la rue. Écouter l’œuvre de Mahler, c’était suivre un chemin qui passe de l’obscurité à la lumière et inversement, d’une joie sans borne aux tempêtes qui secouent la barque de l’existence humaine et finissent par la renverser. Les plus grands chefs d’orchestre s’étaient attaqués à cet Everest de l’art symphonique et il collectionnait les interprétations comme d’autres les timbres rares ou les coquillages : Bernstein, Fischer-Dieskau, Reiner, Kondrashin, Klemperer, Inbal…

La musique, cependant, ne l’empêchait pas de réfléchir. Au contraire. Il fallait absolument qu’il dorme un peu, cinq ou six heures, pas plus — histoire de recharger les batteries —, mais son esprit ne serait pas en repos tant qu’il n’aurait pas ordonné, classifié la masse de faits bruts et d’impressions dont il disposait — et dégagé un axe de recherche pour le lendemain.

Un dimanche, mais il n’avait pas le choix : il devrait réunir son groupe d’enquête, la garde à vue d’Hugo prendrait fin dans quelques heures. Au vu des éléments présents dans le dossier, Servaz savait que le juge des libertés n’hésiterait pas une seconde à demander la détention provisoire. Marianne serait effondrée et le gosse y perdrait son innocence ; quelques jours en ratière et il ne verrait plus le monde comme avant. L’urgence fouettait les sangs de Servaz. Il prit son bloc-sténo et commença par récapituler les faits :

1) Hugo découvert assis au bord de la piscine de Claire Diemar, celle-ci morte dans sa baignoire.

2) Prétend avoir été drogué et s'être réveillé dans le salon de la victime.

3) Aucune trace de la présence d’une autre personne.

4) Son ami David dit qu’il a quitté le pub Dubliners avant le match Uruguay-France : a largement eu le temps de se rendre chez Claire et de la tuer. Dit aussi qu’Hugo ne se sentait pas bien : prétexte ou réalité ?

5) Il était manifestement sous l’empire de la drogue quand les gendarmes l’ont trouvé. 2 hypothèses : a été drogué/c’est lui qui s'est défoncé.

6) Les mégots. Quelqu’un épiait Claire. Hugo ou quelqu’un d’autre ? Selon Margot et Marianne, Hugo ne fume pas.

7) La musique préférée de Hirtmann dans le lecteur.

8) Qui a vidé les messageries de Claire ? Pourquoi Hugo aurait-il pris cette peine alors qu’il n’a pas touché à son propre téléphone ? Qui a fait disparaître celui de la victime ?

9) La phrase : « Ami est quelquefois un mot vide de sens, ennemi jamais » désigne-t-elle Hugo ? Est-elle importante ?

10) Qui est Thomas999 ?

Servaz souligna les deux dernières questions. Il arrêta son crayon, le suçota et relut ce qu’il avait écrit. Bientôt, le service des traces technologiques leur fournirait une réponse à la question n° 10. L’enquête connaîtrait un bond en avant. Il reprit les faits un par un, lentement, dégagea une chronologie : Hugo avait quitté le pub peu de temps avant le match Uruguay-France ; une heure et demie plus tard environ, il avait été aperçu par un voisin assis au bord de la piscine de Claire Diemar, et la gendarmerie l'avait trouvé peu de temps après hagard et manifestement sous l'empire de l’alcool et de la drogue tandis que la jeune professeur gisait au fond de sa baignoire. Le gamin affirmait qu’il avait perdu connaissance et qu’il s’était réveillé dans le salon de la victime.

Servaz se renversa en arrière et réfléchit. Il y avait une contradiction entre le caractère apparemment spontané et accidentel du crime et sa mise en scène très élaborée. De nouveau, l’image de Claire Diemar ficelée dans sa baignoire, une lampe dans la gorge, surgit dans son esprit. Il eut tout à coup la conviction que celui qui avait fait ça n’en était pas à son coup d’essai : un tel mode opératoire disait un tueur expérimenté — pas un débutant. En même temps, il témoignait d’une personnalité fortement perturbée. Il avait devant lui une sorte de rite. Or la présence d’un rite indiquait presque toujours un système psychologique portant en lui la menace d’une série… Série à venir ou déjà en cours ? se demanda-t-il. L’idée lui avait déjà traversé l’esprit lorsqu’il avait découvert le cadavre, mais il l’avait rejetée parce que les tueurs en série sont rares, à part dans les films et les romans, et qu’aucun flic de la criminelle ne pense spontanément à eux : la plupart même n’en ont jamais rencontré. Hirtmann ? Non, c’était impossible. Pourtant, la question n° 7 l’inquiétait par-dessus tout. Il avait le plus grand mal à croire que le Suisse puisse être pour quoi que ce soit dans cette affaire ; c’était par trop rocambolesque — et cela aurait signifié que Hirtmann connaissait très bien sa vie et son passé. Mais il se remémora les paroles de l’homme à Paris, le matin même, cette histoire de motard sur l’autoroute… Ça aussi, il avait du mal à y croire. Est-ce que les membres de la cellule chargée de la traque du Suisse, à force de poursuivre des fantômes, n’avaient pas fini par prendre leurs désirs pour des réalités ?