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Il passa derrière la cuisine américaine, prit une bière dans le frigo et fit coulisser la porte vitrée du balcon.

Il s’approcha du bord et scruta la rue en bas. Comme si le Suisse avait pu être là, quelque part sous la pluie, en train d’épier ses moindres faits et gestes. Un frisson le parcourut. La rue était déserte, mais les villes la nuit ne dorment jamais complètement, il le savait. Comme pour lui donner raison, une voiture de police passa en bas de l’immeuble — ré/la, ré/la, ré/la —, entre les rangées de voitures garées pare-chocs contre pare-chocs, avant de disparaître, sa sirène se fondant progressivement dans le bourdonnement permanent de la ville en mode « veille ».

Il retourna à l’intérieur et alluma son ordinateur pour consulter sa messagerie, comme il le faisait chaque soir avant d’aller se coucher. Des publicités lui proposaient des voyages en train à moindre coût dans toute l’Europe, des hôtels au bord de la mer à prix cassés, des villas à louer en Espagne, des rencontres pour célibataires… Soudain, son regard s’arrêta sur un mail intitulé « Salutations ».

Servaz sentit son sang se figer dans ses veines. Il avait été envoyé par un certain Theodor Adorno.

Il déplaça la souris et cliqua dessus :

De : theodor.adorno@hotmail.com

À : martin.servaz@infomail.fr

Date : 12 juin.

Objet : Salutations.

[Vous souvenez-vous de la Quatrième, premier mouvement, commandant ? Bedàchtig… Nicht eilen… Recht gemàchlich… Le morceau qui passait quand vous êtes entré dans ma « pièce », ce fameux jour de décembre ? Il y a longtemps que je songeais à vous écrire. Cela vous étonne-t-il ? Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai été très occupé ces derniers temps. La liberté comme la santé ne sont vraiment appréciées que lorsqu’on en a été longtemps privé.

Mais je ne vais pas vous importuner davantage, Martin. (Me permettez-vous de vous appeler Martin ?) J’ai moi-même horreur des importuns. Je vous donnerai bientôt de mes nouvelles. Je doute qu’elles soient à votre goût — mais je suis sûr que vous leur trouverez un intérêt.

Amitiés. JH.]

16.

Nuit

La lune fit une brève apparition, puis disparut de nouveau, avalée par les nuages. Le bruit de la pluie martelant les tuiles entrait par la fenêtre ouverte, l’humidité lui collait à la peau comme un drap mouillé et les gouttes frappaient le sol à ses pieds, mais Margot restait devant la fenêtre sans bouger. Tirant sur sa cigarette. Elle étouffait dans sa petite mansarde sous les toits.

Il était interdit de fumer, mais elle s’en foutait. Son débardeur adhérait à sa peau brûlante, la sueur lui coulait entre les omoplates et sous les aisselles. Elle regarda sa montre. Minuit dix. Sa coloc dormait à poings fermés. Et elle ronflait. Comme d’habitude.

Margot se demanda qui faisait le plus de bruit, de la pluie d’été ou d’elle. Elle aimait bien cette fille un peu boulotte et timide, mais ses ronflements nocturnes la tuaient. Heureusement, son iPod déversait dans ses oreilles Welcome to the Black Parade de My Chemical Romance. La migraine lui vrillait les tempes. Un quart d’heure avant, elles étaient encore penchées sur leur dissert’ de philo.

Elle s’inclina à l’extérieur et jeta un coup d’œil vers la vieille tour circulaire colonisée par le lierre et coiffée d’un toit pointu, à l’angle des deux bâtiments, l’averse lui rinçant la figure et les épaules. Il y avait de la lumière dans le bureau du proviseur, au sommet de la tour. Comme souvent à cette heure-ci. Margot sourit. Gros Dégoûtant devait être en train de télécharger des vidéos porno pendant que sa bourgeoise roupillait.

Cette pensée lui arracha un sourire.

Elle l’avait surpris plus d’une fois à mater en douce les jambes des filles et elle était sûre qu’il avait la tête farcie d’images cochonnes.

Soudain, un éclat de lumière à la limite de son champ visuel attira son attention et elle déplaça son regard vers le parc. De nouveau, la lueur jaillit. Une fois. Deux fois… Puis, plus rien.

Merde, Elias, songea-t-elle. Tu es vraiment cinglé !

Elle balança par la fenêtre son mégot qui dessina une parabole incandescente dans la nuit et la referma. Elle referma aussi son ordinateur portable ouvert sur le lit dont l’écran brillait dans la pénombre. Enfila son short kaki sur son string, serra la grosse boucle argentée de sa ceinture cloutée et glissa ses pieds nus dans des baskets fluo.

Sur le mur, au-dessus de son lit, trois posters de films d’horreur représentaient : 1) le personnage principal de La Nuit des masques, 2) Pinhead, le Cénobite à la tête hérissée d’aiguilles de Hellraiser, 3) Freddy Krueger, le croque-mitaine au visage brûlé qui hantait les cauchemars des ados de Elm Street. Elle adorait les films d’horreur. Tout comme la musique métal et les romans d’Ann Rice, de Poppy Z. Brite et de Clive Barker. Elle savait que ses lectures comme ses goûts musicaux et cinématographiques faisaient tache à Marsac et qu’aucun de ces auteurs ne risquait de se retrouver inscrit au programme de lettres modernes. Lucie elle-même, qui se donnait pourtant beaucoup de mal pour plaire à sa « coturne », avait un peu protesté devant le choix de ces posters qu’elle avait sous les yeux chaque soir en s’endormant. Tout comme elle avait protesté contre l’habitude de Margot de fumer dans leur chambre, même avec la fenêtre ouverte.

Elle se pencha sur le petit lavabo, s’aspergea le visage d’eau froide et se rinça sous les bras.

Puis elle se redressa et se regarda dans le miroir. Les deux piercings rubis, un à l’arcade sourcilière, l’autre sous la lèvre inférieure, brillaient comme deux petits astres rouges dans la lumière du néon. Brune et mince, des jambes musclées et les cheveux mi-longs, elle ne ressemblait pas aux autres filles de Marsac et elle en était fière.

La porte du placard grinça quelque peu quand elle l’ouvrit pour attraper son K-way sur un cintre et Lucie protesta faiblement dans son sommeil.

Le couloir était désert et sombre. De la lumière brillait sous les portes des « taupins » — les élèves de classe préparatoire scientifique — au bout du couloir. Dans certaines chambrées, elle ne s’éteindrait pas avant 3 heures du matin. Il n’y avait toutefois pas le moindre mouvement dans le couloir et elle le longea jusqu’à l’escalier en sentant l’âme même de ces lieux peser sur ses épaules. Ce bâtiment avait presque trois siècles d’existence. Elle descendit.