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Elle émergea sous l’orage avec une joie enfantine. La pluie tiède crépita sur la capuche de son K-way tandis qu’elle longeait le mur des anciennes écuries. Elle s’avança ensuite dans l’herbe détrempée jusqu’à la première haie, passant d’ombre en ombre, choisissant un itinéraire qui la rendait invisible. Elle stoppa entre la haie, le tronc d’un cerisier et une haute statue sur son piédestal. Leva la tête. Penchée sur elle, la statue la regardait de ses yeux vides.

— Salut, lui dit Margot. Sale temps même pour toi, pas vrai ?

Les larges feuilles du cerisier dégouttaient sur elle. Elle se remit en marche le long de la haie. L’entrée du labyrinthe se trouvait un peu plus loin. La direction du lycée avait plusieurs fois envisagé de le fermer, voire de le raser, parce qu’il y avait eu plusieurs histoires de bizutage et aussi de « comportements inappropriés » entre élèves des deux sexes à l’intérieur — mais le labyrinthe était inscrit au registre des Monuments historiques, tout comme le bâtiment principal, et il n’y avait pas moyen d’y toucher. Alors, elle s’était contentée d’une chaîne avec un écriteau : « privé, entrée interdite aux élèves. » Ce qui, bien entendu, ne dissuadait que les plus obéissants d’entre eux. Margot n’en faisait pas partie. Elle se baissa et passa sous la chaîne.

À cette heure, l’intérieur du labyrinthe enseveli sous la pluie n’était pas l’endroit le plus riant du monde. Elle frissonna et maudit Elias.

— OÙ ES-TU ? cria-t-elle pour se faire entendre par-dessus le vacarme.

— Ici !

La voix s’était élevée juste en face d’elle, mais de l’autre côté de la haute haie qui lui barrait le passage. La première allée du labyrinthe se déployait jusqu’à ses deux angles, à droite comme à gauche.

— OK. Soit tu me dis par où je passe, soit je rentre.

— À gauche, répondit-il.

Elle se mit en marche. Un rire.

— Non : à droite.

— Elias !

— À droite, à droite…

Elle fit demi-tour. Le tissu imperméable crissait à chacun de ses mouvements. Elle avait l’impression d'évoluer dans une bulle. Elle tourna l’angle à l’extrémité de l’allée. Il y avait un nouveau virage à angle droit vers la gauche deux mètres plus loin, puis un autre vers la droite immédiatement après… Ensuite, un carrefour et trois possibilités : tout droit, à droite ou à gauche.

— Je vais où ?

— À gauche !

Elle obtempéra, franchit encore deux coudes et le vit enfin, assis sur un banc de pierre rongé par la mousse, ses jambes interminables étendues devant lui. Elias n’avait pas de capuche et ses cheveux bruns étaient plaqués sur son crâne, sa longue mèche ruisselante lui couvrant presque la totalité du visage.

— Elias, tu sais que tu es un grand malade !

— Je sais.

Elle s’essuya le bout du nez.

— Putain, si quelqu’un nous voyait, on nous prendrait pour des cinglés !

— Du calme, personne ne viendra.

— Ça, je m’en doute !

Elias et Margot étaient dans la même classe. Au début, elle n’avait pas prêté beaucoup d’attention à ce grand échalas qui semblait tout encombré de son corps et qui se cachait derrière sa mèche de cheveux comme derrière un rideau. Pendant les pauses, il passait le plus clair de son temps loin des autres, à fumer et à lire, assis dans un coin de la cour. Il n’adressait la parole à quelqu’un que quand il ne pouvait pas faire autrement et sa misanthropie lui avait rapidement attiré pas mal de regards en biais, de remarques cinglantes et de quolibets. « Asocial », « dingue », « perché » étaient les qualificatifs qui revenaient le plus souvent. Et aussi « puceau », dans la bouche des filles. Sauf qu’Elias semblait se moquer éperdument de ce qu’on pensait de lui. C’était probablement cela qui avait fini par interpeller Margot — et qui l’avait poussée à se rapprocher de ce grand escogriffe. Elle avait eu conscience des regards posés sur eux quand elle avait entrepris les premières manœuvres d’approche dans la cour de récréation mais, tout comme Elias, elle se souciait comme d’une guigne de ce que les autres pensaient. Et, à la différence de lui, elle avait su se créer un réseau d’amitiés suffisamment solide au sein du lycée.

— Fais gaffe, lui avait-il dit d’emblée, tu pourrais attraper ma maladie si tu t’approches trop.

— Quelle maladie ?

— La solitude.

— Ton côté misanthrope ne m’impressionne pas.

— Alors, qu’est-ce que tu fais ici ?

— J’essaie de capter.

— Quoi ?

— Si tu es un génie, un parfait abruti ou juste un mec qui se la joue.

— Tu t’es gourée d’orientation, ma belle. Ne me fais pas perdre mon temps avec tes cours de psycho à deux balles.

Ça avait commencé comme ça. Elle ne se sentait pas attirée physiquement par Elias. Mais elle aimait bien la façon qu’il avait d’assumer sans complexe sa différence. Margot leva la tête. La lune lui fit un bref signe, là-haut, dans une déchirure des nuages, avant de filer aussitôt. Elias lui présenta son paquet de cigarettes et elle en prit une.

— Tu es au courant pour Hugo ?

— Évidemment. Tout le monde ne parle que de ça.

— Alors, tu sais qu’on l’a trouvé raide défoncé au bord de la piscine de Mlle Diemar, dit-il.

— Et ?

— J’ai entendu dire que c’était ton père qui menait l'enquête…

Elle s’arrêta de faire joujou avec son briquet qui refusait de s’allumer.

— Qui t’a dit ça ? Je croyais que tu ne parlais à personne en dehors de moi ?

— Des filles en discutaient ce matin à côté de moi… Les nouvelles vont vite, ici. Il suffit de tendre tes petites antennes, dit-il en mettant ses mains en éventail autour de son crâne.

— OK. Où veux-tu en venir ?

— J’étais au Dubliners, hier soir, avant que ça arrive… Hugo et David y étaient aussi.

— Et alors ? J’ai entendu dire que le pub était bondé, à cause de ce match… Uruguay-France…

— Hugo a quitté le pub avant que le match ne commence. Une heure environ avant que Mlle Diemar ne soit tuée.

— Oui, tout le monde sait ça. C’est le bruit qui court.

— C’est pas qu’un bruit. J’étais là. Personne n’a fait attention à lui sur le moment, tout le monde attendait ce putain de match. Tout le monde sauf moi.

Un sourire se dessina sur les lèvres de Margot en pensant à son père.

— Le sport, c’est pas vraiment ton truc, hein, Elias ? Et toi, tu faisais quoi pendant tout ce temps ? Tu jouais les putains de voyeur ? Tu pionçais ? Tu lisais Les Frères Karamazov ?

— Si on se concentrait sur ce qui est important ? la rembarra-t-il.

Elle faillit lui envoyer une vanne bien sentie, mais elle la ferma.

— Et c’est quoi, l’important ?

— David aussi a quitté le pub…

Cette fois, il avait toute son attention. Les nuages s’ouvrirent de nouveau sur la lune comme une fermeture Éclair sur un sein blanc et se refermèrent presque aussitôt.

— Quoi ?

— Exactement. Quelques secondes plus tard.

— Tu veux dire…

— Que David non plus n’a pas assisté au match. Personne n’y a fait gaffe parce que personne n’en avait rien à foutre de rien à part de cette connerie de football… Sauf peut-être Sarah.