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— Sarah était avec eux ?

— Oui, à leur table. C’est la seule des trois qui n’a pas bougé. Ensuite, David est revenu à la table. Mais pas Hugo, comme tu le sais.

Margot fut soudain sur le qui-vive, tous les sens en alerte.

— Combien de temps ?

— Sais pas. J’ai pas compté. Comme tu t’en doutes, j’étais loin d’imaginer ce qui était en train de se passer. J’ai juste remarqué que David était revenu à la table, à un moment donné. C’est tout.

Sarah était une élève de khâgne, tout comme David et Hugo. Sans doute la plus jolie fille du lycée. Elle aimait porter de petits chapeaux de travers sur ses cheveux blonds coupés courts. Elle, David, Hugo et une deuxième fille baptisée Virginie — une petite brune à lunettes au tempérament affirmé — étaient quasiment inséparables.

— Pourquoi est-ce que tu me dis tout ça ? Pour que je suggère à mon père d’interroger Sarah ?

Il sourit.

— Tu n’as pas envie d’en savoir plus ?

— Comment ça ?

— Tel père, telle fille, non ? Je veux dire : qui est mieux placé que nous pour mener une petite enquête à l’intérieur du lycée ?

— Tu n’es pas sérieux ?

Il se leva. Il la dépassait d’une bonne tête.

— Oh que si.

— Putain, Elias !

— Si on résume l’équation : on a Hugo accusé de meurtre et retrouvé sur le lieu du crime, on a David qui sort quelques secondes après lui, on a Sarah qui a tout vu, mais qui la ferme, et on a les quatre meilleurs élèves de seconde année — autrement dit les quatre jeunes cerveaux les plus brillants à des dizaines de kilomètres à la ronde — qui forment un quatuor inséparable. Avoue que, vu sous cet angle, ça rend les choses autrement intéressantes, non ? Bref, y a un lézard quelque part.

— Et tu voudrais qu’on mette notre nez là-dedans ? Pourquoi ?

— Réfléchis. En dehors de ces quatre-là, qui sont les esprits les plus brillants de ce lycée ?

Elle secoua la tête, incrédule.

— Et, en admettant que je sois d’accord, on fait comment ?

Le sourire s’élargit sur les lèvres du jeune homme.

— Si l’un d’eux a quoi que ce soit à voir avec ce qui s’est passé, il va se méfier de ton père, des keufs, des profs — de tout le monde sauf des autres élèves. C’est ça, notre chance. On se partage la tâche de les surveiller et on attend de voir ce qui se passe. Celui qui a fait ça va forcément se trahir à un moment ou à un autre.

— Je n’avais pas capté à quel point tu es dingue.

— Réfléchis, Margot Servaz. Tu ne trouves pas bizarre qu’un mec comme Hugo se soit fait prendre aussi facilement ?

— Et d’abord, pourquoi je t’aiderais ?

— Parce que je sais que tu l’aimes bien, répondit-il en baissant la voix et en regardant ses pieds. Et parce qu’aucun innocent ne mérite de dormir en prison, ajouta-t-il avec une gravité inhabituelle chez lui.

Touchée… Elle regarda le labyrinthe autour d’eux d’un air Inquiet. Un éclair déchira la nuit au-dessus des haies sombres. Une pensée traversa pareillement son esprit, blême et aveuglante comme la foudre.

— Tu es bien conscient de ce que cela implique ? dit-elle d’une voix changée.

Il la regarda d’un air interrogateur.

— Si ce n’est pas Hugo, alors nous avons un malade dans la nature.

Dimanche

17.

Ubik Café

— Caféine, dit Servaz.

— Caféine, dit Pujol.

— Caféine, dit Espérandieu.

— Pour moi, ce sera… un thé, annonça Samira Cheung avant de ressortir de la salle de réunion pour se servir au distributeur de boissons chaudes près des ascenseurs, tandis que Vincent se levait pour mettre la cafetière en route.

Il était 9 heures du matin, ce dimanche 13 juin. Servaz regarda discrètement ses adjoints. Ce matin-là, Espérandieu portait un tee-shirt Kaporal près du corps — qui soulignait que son adjoint entretenait pectoraux et deltoïdes avec modération — et un jean plein de poches rapiécé au niveau des genoux. Servaz avait eu du mal à s'habituer aux tenues de son adjoint au début (il n’était pas tout à fait sûr de s’y être fait). Et puis Samira Cheung était arrivée et les choix vestimentaires de Vincent avaient soudain paru presque… raisonnables. Encore qu’elle fit preuve d’une relative sobriété en ce matin de juin : elle avait passé un gilet à sequins sur un tee-shirt qui clamait DO NOT DISTURB, l’M PLAYING VIDEO GAMES, une minijupe en jean avec une ceinture à grosse boucle et une paire de bottes western marron. Mais Servaz s’intéressait moins au look de ses enquêteurs qu’à ce qu’ils avaient dans le crâne et, depuis l’arrivée de Vincent et de Samira, son groupe d’enquête avait le meilleur taux d’élucidation de la Division des Affaires Criminelles, alors même que, derrière la façade officielle vantant sa qualité de vie, son patrimoine et son dynamisme, la Ville rose présentait un taux de criminalité largement supérieur à la moyenne.

Lâchez une petite vieille avec un sac à main dans ses rues à minuit, avait coutume de dire Servaz, et vous verrez arriver la moitié des scooters de la ville pour le lui arracher. Il est même probable qu’ils s’entretueront pour l’avoir. Pas besoin d’attendre la nuit, d’ailleurs : Toulouse était une ville dans les veines de laquelle le poison de la délinquance urbaine circulait à flot continu. Les hommes de la DAC avaient à faire face à un tourbillon de délits, d’agressions, de cambriolages et de trafics en augmentation constante. Comme dans d’autres secteurs économiques, le credo du crime était la croissance et la satisfaction des actionnaires. Or, non seulement les courbes statistiques avaient autant d’importance aux yeux des truands qu’à ceux des édiles, mais les leurs étaient bien meilleures, dans un contexte de crise, que celles de leurs concurrents du secteur légal.

Pour juguler cette délinquance, la municipalité avait eu une idée lumineuse qui résumait à elle seule le déni qu’elle affichait en matière de criminalité : elle avait créé un « Office de la Tranquillité ». Pourquoi pas un Office de la liberté sexuelle pour lutter contre les viols, tant qu’on y était ? Ou un Office de la vie saine pour combattre le trafic de drogue ? On l’aurait ouvert non loin de là, sur une place où, régulièrement, flics et douaniers effectuaient des descentes qui n’avaient d’autre effet que de disperser les dealers et les revendeurs de cigarettes de contrebande pour quelques heures. Ensuite, ils revenaient, exactement à la même place — comme des fourmis momentanément chassées par un coup de botte.

Loi naturelle, songea Servaz en se levant. Survie du plus fort. Adaptation. Darwinisme social. Il remonta le couloir. Dans les toilettes pour hommes, il s’approcha de la rangée de lavabos. Des cernes sous les yeux, des paupières rouges, une mine de déterré : la glace lui renvoyait l’image d’un masque de sueur et de fatigue. Il s’aspergea le visage d’eau froide. Il avait très peu dormi après le mail, et toute la caféine qui courait déjà dans ses veines lui donnait la nausée. Il avait cessé de pleuvoir. Le soleil entrait par les lucarnes au-dessus des urinoirs et faisait danser la poussière en suspension, l’air trop chaud sentait le nettoyant industriel ; Servaz se demanda si l’équipe de ménage passait même le dimanche. Le vaste espace vide derrière lui le mettait mal à l’aise. La peur était là. Il en reconnaissait la caresse électrique sur sa nuque.

En revenant dans la salle, il constata que Samira et Vincent avaient déjà ouvert leurs ordinateurs portables, la première ayant encore ses écouteurs autour du cou. Servaz se demanda furtivement à partir de quel âge elle commencerait à avoir des problèmes d’audition. Il nota que même Pujol avait fait l’acquisition d’un smartphone et il soupira en sortant son bloc-notes et son crayon bien taillé.