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À quarante-neuf ans, Pujol était le vétéran du groupe. Un flic de la vieille école, un dur, un adepte des méthodes « musclées ». Physiquement, c’était un type costaud qui en imposait, avec une épaisse tignasse grisonnante dans laquelle il fourrageait quand il réfléchissait. Ce qu’il ne faisait pas assez souvent au goût de Servaz. Grâce à son expérience, il était un bon élément, mais certains aspects de sa personnalité déplaisaient à Martin : ses blagues racistes, son comportement parfois limite avec les éléments féminins frais émoulus de l’école de police, son machisme et son homophobie sous-jacente. Ces derniers avaient éclaté au grand jour avec l’arrivée d’Espérandieu et de Samira Cheung dans la division. Avec quelques autres flics, Pujol avait multiplié les vexations et les humiliations à rencontre des deux nouvelles recrues — jusqu’au jour où Servaz avait décidé d’y mettre le holà. À cette occasion, il avait dû avoir recours à des méthodes qu’il réprouvait en général et il s’était fait quelques ennemis. Mais il s’était aussi attiré la reconnaissance éternelle de ses deux jeunes adjoints.

Le café finit de passer en glougloutant et Espérandieu fit le service. Les deux autres étaient plongés dans la lecture du mail.

— Theodor Adorno, dit Samira, ça vous évoque quelque chose, patron ?

— Theodor Adorno est un philosophe et un musicologue allemand grand connaisseur de l’œuvre de Mahler, confirma-t-il.

— Le compositeur préféré de Julian Hirtmann mais aussi le tien, fit remarquer Espérandieu.

Servaz se rembrunit.

— La musique de Mahler est appréciée par des millions de gens.

— Qu’est-ce qui prouve qu’il ne s’agit pas d’un canular ? demanda Samira en relevant la tête, son gobelet à la main. On a reçu des dizaines de coups de fil bidon depuis l’évasion de Hirtmann, et un tas de mails tout aussi fantaisistes sont arrivés à la PJ.

— Celui-là est arrivé sur son ordinateur perso, précisa Espérandieu.

— Quelle heure ?

— 18 heures environ, dit Servaz.

— L’heure d’expédition est écrite là, indiqua Espérandieu en montrant le haut de la feuille d’une main et en tenant son café de l’autre.

— Et alors, qu’est-ce que ça prouve ? Hirtmann avait cette adresse ? Vous la lui aviez donnée, patron ?

La question venait de Samira.

— Bien sûr que non.

— Donc, ça ne prouve rien.

— On est remonté à l’origine ? s’enquit Pujol en se renversant sur sa chaise pour s’étirer et faire craquer ses phalanges.

— La cellule cyber est dessus, dit Espérandieu.

— Combien de temps ça va prendre ? voulut savoir Servaz.

— Sais pas. Primo, on est dimanche — et on a fait revenir un technicien tout exprès. Deuzio, il a un peu gueulé et a fait remarquer qu’on lui avait déjà donné du travail avec le disque dur de Claire Diemar. Il a voulu savoir quelle était la priorité. Tertio, ils en ont une autre, de priorité. Et celle-là l’emporte sur toutes les autres tâches. La gendarmerie et la Sécurité publique travaillent sur un réseau pédophile dont les membres s’échangent photos et vidéos dans la région, mais aussi en France et ailleurs en Europe. Des centaines d’adresses e-mails à vérifier.

— Et moi qui croyais qu’un tueur en série sur le point de remettre ça, c’était aussi une priorité.

La remarque fit nettement baisser la température de la pièce. Samira tira une gorgée de son thé et parut la trouver amère.

— Ça l’est, dit-elle doucement. Mais des gosses, quand même, patron…

Servaz sentit son visage s’empourprer.

— OK, OK, répondit-il.

— S’il s’agit bien de Hirtmann, dit Pujol.

Il se cabra.

— Comment ça ?

— Je suis d’accord avec Samira, dit Pujol à la surprise générale. Ce mail ne prouve absolument rien. Il y a sûrement dehors des gens capables de se procurer ton adresse e-mail. La confidentialité sur Internet, tout le monde sait que c’est du pipeau. Mon gamin a treize ans et, putain, il en sait dix fois plus que moi sur la question. Les hackers et les génies de l’informatique comptent pas mal de petits plaisantins, à ce qu’on dit.

— Combien de personnes savaient quel morceau de musique passait dans la cellule de Hirtmann le jour où j’y suis entré avec les autres, d’après vous ?

— Tu es sûr à 100 % qu’aucun journaliste n’a eu vent de ça ? Que cette info n’est parue nulle part ? Ils ont pas mal fouiné, à l’époque. Tous les protagonistes de cette histoire ont été approchés par la presse. Quelqu’un a peut-être bavassé. Tu as vraiment lu tous les papiers qui ont été publiés ?

Bien sûr que non, pensa-t-il, furieux. Il y en avait eu des dizaines. Il avait même soigneusement évité de les lire. Et Pujol le savait.

— Pujol a raison, approuva Samira. C’est sûrement un connard plus doué que les autres. Depuis son évasion, Hirtmann ne s’est jamais manifesté. Cela fait dix-huit mois. Pourquoi le ferait-il maintenant ?

— Bonne question. Et j’en ai une autre : qu’a-t-il fait entretemps ?

Celle-là venait d’Espérandieu. Elle jeta un froid.

— Que fait quelqu’un comme lui une fois qu’il a recouvré la liberté, d’après vous ? dit Servaz.

— D’accord, combien de personnes pensent que c’est lui ?

Il leva la main pour donner l’exemple, vit Espérandieu hésiter, mais garder finalement la sienne baissée.

— Et combien pensent le contraire ?

Ce fut au tour de Pujol et de Samira, un peu gênée, de lever la main.

— Sans opinion, répondit Espérandieu sous le regard interrogateur des trois autres.

Servaz sentit la colère le gagner. Ils le croyaient parano. Et si c’était le cas ? Foutaises. Il les regarda tour à tour et leva la main pour obtenir le silence.

— Il y avait un CD dans la chaîne stéréo de Claire Diemar. Un CD de Mahler, commença-t-il. Cette info, bien entendu, ne doit pas sortir d’ici et surtout pas dans la presse…

Il vit les trois autres le dévisager, surpris.

— Et j’ai appelé la cellule de Paris.

Il leur narra sa conversation avec Paris. Le silence se fit.

— Le CD peut très bien être une coïncidence, dit Samira sans en démordre. Et cette histoire de motard filmé sur l’autoroute, ça sent vraiment le scoop bidon. Ces types à Paris doivent bien justifier l’existence de leur unité, après tout. C’est comme pour les chasseurs d’OVNI : si demain on prouve qu’il ne s’agit que de ballons météo, de drones et de prototypes militaires, leur existence n’aura plus de raison d’être.

Il eut envie d’exploser. Ils étaient comme ces chercheurs qui analysent les résultats de leurs expériences à l’aune de ce qu’ils veulent y trouver. Ils n’avaient pas envie de voir Hirtmann mêlé à l’enquête, ils ne voulaient pas en entendre parler. Et, d’avance, ils s’étaient persuadés que toute information le concernant ne pouvait être que fantaisiste ou sujette à caution. À leur décharge, ils avaient été inondés de pseudo-messages, de coups de fil de personnes qui prétendaient l’avoir aperçu ici ou là, et tous s’étaient révélés faux ou invérifiables. Le Suisse semblait avoir été rayé de la surface de la Terre. La thèse de son suicide avait même été évoquée, mais Servaz n’y croyait pas : il aurait pu facilement mettre fin à ses jours à l’institut Wargnier s’il l’avait voulu. Selon lui, Hirtmann n’aspirait qu’à deux choses : recouvrer la liberté — et reprendre ses activités.