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Sans qu’il y prît garde, sa pensée distraite dériva vers une zone familière mais dangereuse. Cela faisait dix-huit mois à présent que Julian Hirtmann n’avait plus donné signe de vie… Dix-huit mois, mais il ne se passait pas un jour sans que le flic pensât à lui. Le Suisse s’était évadé de l’institut Wargnier au cours de l’hiver 2008–2009, quelques jours seulement après que Servaz lui eut rendu visite dans sa cellule. Au cours de cette rencontre, il avait découvert avec stupéfaction que l’ancien procureur de Genève et lui avaient une passion commune : la musique de Mahler. Et puis, il y avait eu l’évasion pour l’un — et l’avalanche pour l’autre.

Dix-huit mois, songea-t-il. Cinq cent quarante jours et autant de nuits au cours desquelles il avait fait un nombre incalculable de fois le même cauchemar. L’avalanche… Il était enseveli dans un cercueil de neige et de glace, et l’air commençait sérieusement à lui manquer tandis que le froid engourdissait de plus en plus ses membres, lorsque enfin une sonde le touchait et que quelqu’un déblayait furieusement la neige au-dessus de lui. Une lumière aveuglante sur sa figure, une goulée d’air frais qu’il aspirait à grands traits, la bouche ouverte, et un visage qui s’encadrait dans l’ouverture. Celui de Hirtmann… Le Suisse éclatait de rire, disait : « adieu, Martin » — et rebouchait le trou…

Hormis quelques variantes, le rêve s’achevait toujours peu ou prou de la même façon.

En réalité, il avait survécu à l’avalanche. Mais, dans ses cauchemars, il mourait. Et, d’une certaine façon, une partie de lui était morte là-haut, cette nuit-là.

Que faisait Hirtmann en cet instant précis ? Où était-il ? Servaz revit en frissonnant le paysage de neige d’une majesté inimaginable… les sommets vertigineux protégeant une vallée perdue… le bâtiment aux murailles épaisses… les verrous qui claquent au fond des couloirs déserts… Et puis, la porte derrière laquelle s’élevait la musique familière : Gustav Mahler, le compositeur favori de Servaz — mais aussi de Julian Hirtmann.

— Pas trop tôt, dit Pujol à côté de lui.

Servaz jeta un coup d’œil distrait à l’écran. Un joueur quittait le terrain, un autre le remplaçait. Servaz crut comprendre qu’il s’agissait du dénommé Anelka. Il regarda le coin en haut à gauche de l’écran : 71e minute — et toujours 0–0. D’où sans doute la tension qui régnait dans le bar. À côté de lui, un gros type qui devait peser dans les cent trente kilos et qui suait abondamment sous sa barbe rousse lui tapota l’épaule comme s’ils étaient intimes avant de lui souffler son haleine alcoolisée dans la figure :

— Si j’étais sélectionneur, je leur botterais les fesses pour qu’ils se bougent un peu, tous ces branleurs. Merde, sont pas fichus de se remuer même pour une Coupe du monde.

Servaz se demanda si, de son côté, son voisin se remuait beaucoup — à part lorsqu’il s’agissait de se traîner jusqu’ici et d’aller chercher des packs de bière à la supérette du coin.

Il se demanda pourquoi il n’aimait pas le sport à la télé. Était-ce parce que son ex-femme, Alexandra, contrairement à lui, ne ratait pas un match de son équipe préférée ? Ils avaient formé pendant sept années un couple dont Servaz avait toujours pensé, dès le premier jour, qu’il ne tiendrait pas longtemps. Malgré cela, ils s’étaient mariés, et ils avaient tenu sept ans. Il ne savait toujours pas comment ils avaient pu mettre autant de temps à reconnaître l’évidence : ils étaient aussi mal assortis qu’un taliban et une libertine. Qu’en restait-il aujourd’hui, sinon une fille de dix-huit ans ? Mais il était fier de sa fille. Oh oui, il en était fier. Même s’il ne s’était toujours pas habitué à son look, à ses piercings et à ses coupes de cheveux, Margot suivait ses traces à lui, pas celles de sa mère. Comme lui, elle aimait lire et, comme lui, elle avait intégré la classe préparatoire littéraire la plus prestigieuse de la région. Marsac. Les meilleurs étudiants y venaient de centaines de kilomètres à la ronde, certains même de Montpellier ou de Bordeaux.

En y réfléchissant bien, il devait admettre qu’à quarante et un ans il n’avait que deux centres d’intérêt dans son existence : son métier et sa fille. Et les livres… Mais les livres, c’était autre chose — pas seulement un centre, c’était toute sa vie.

Est-ce que c’était suffisant ? À quoi se résumait la vie des autres ? Il regarda le fond de son verre de bière, où il ne subsistait plus que des traces de mousse, et il décida qu’il avait assez picolé pour ce soir. Il ressentit tout à coup une envie pressante d’uriner et se faufila jusqu’à la porte des toilettes. Elles étaient d’une saleté repoussante. Un homme chauve lui tournait le dos, Servaz entendit son jet frapper l’émail de l’urinoir.

— Quelle équipe de bras cassés, dit l’homme quand le flic se déboutonna à côté de lui. C’est une honte de voir ça.

Il ferma sa braguette et ressortit sans prendre la peine de se laver les mains. Servaz savonna et rinça les siennes longuement, les sécha sous le souffleur puis, au moment de ressortir, il enfonça sa main droite dans sa manche avant de saisir la poignée que l’homme avait touchée.

Un bref coup d’œil à l’écran lui apprit que rien n’avait changé en son absence, bien que la partie approchât de son terme. L’assistance n’était plus qu’un volcan de frustrations. Servaz se dit que, si ça continuait comme ça, il allait y avoir des émeutes et il rejoignit sa place.

Ses voisins poussaient des rugissements du style : « vas-y ! », « passe-la, ta balle, putain, passe-la ! », « à droite ! à droooiteee ! », signe qu’enfin quelque chose se passait, quand il sentit dans sa poche une vibration familière. Il plongea la main dans son pantalon et en ressortit son téléphone. Pas un smartphone, un bon vieux Nokia des familles. L’écran était illuminé, signe que là aussi quelque chose se passait. L’appareil avait déjà transféré l’appel sur sa messagerie, il avait un message « 888 ».

Servaz composa le numéro.

Se figea.

La voix dans le téléphone… Il lui fallut une demi-seconde pour la reconnaître. Une demi-seconde d’éternité. L’espace-temps qui se contracte, comme si les vingt années qui le séparaient de la dernière fois où il l’avait entendue pouvaient être franchies en deux battements de cœur. Même après tout ce temps, un tunnel se creusa dans son estomac en l’entendant.

Il eut l’impression que la salle se mettait à tourner. Les cris, les encouragements, le bourdonnement des vouvouzelas reculèrent, se perdirent dans un brouillard. Le présent se contracta, devint minuscule. La voix disait :

« Martin ? C’est moi, Marianne… Appelle-moi, s’il te plaît. C’est très important. Je t’en supplie, rappelle-moi dès que tu auras ce message… »

Une voix surgie du passé — mais aussi une voix qui laissait transparaître la peur.

Samira Cheung jeta la veste en cuir sur le lit et regarda le gros homme qui était en train de fumer, calé contre les oreillers.

— Faut qu’tu dégages. Je dois aller travailler.

L’homme assis dans son lit avait bien trente ans de plus qu’elle, une nette surcharge pondérale au niveau de l’abdomen et des poils blancs sur la poitrine, mais Samira s’en foutait. C’était un bon coup, et c’était là tout ce qui comptait à ses yeux. Elle-même n’était pas un prix de beauté. Depuis le lycée, elle savait que la plupart des hommes la trouvaient laide — ou plutôt qu’ils jugeaient son visage laid et son corps singulièrement attirant. Dans l’étrange sentiment ambivalent qu’elle leur inspirait, la balance penchait parfois d’un côté, parfois de l’autre. Samira Cheung se rattrapait en couchant avec le plus grand nombre d’hommes possible ; elle avait depuis longtemps constaté que les plus canons ne font pas forcément les meilleurs amants, et c’était des amants performants qu’elle recherchait — pas le Prince charmant.