Le grand lit craqua quand son amant ventripotent passa ses jambes hors des draps et se pencha pour attraper ses vêtements pliés sur une chaise, près d’un miroir en pied dans lequel se reflétait une partie des combles. Des toiles d’araignée, de la poussière, un lustre baroque pendu à une poutre dont une ampoule sur deux fonctionnait, des tapis en jonc, une commode et une armoire espagnoles chinées dans des brocantes occupaient le reste de l’espace. Samira enfila une culotte et un tee-shirt puis disparut par la trappe aménagée dans le plancher.
— GNÔLE OU CAFÉ ? lança-t-elle de l’étage en dessous.
Elle se faufila dans la petite cuisine peinte en rouge qui évoquait la cambuse d’un bateau par son exiguïté et alluma le percolateur à dosettes. À part l’ampoule nue brillant au-dessus d’elle, la grande maison était plongée dans l’obscurité. Et pour cause, Samira avait fait l’acquisition de cette ruine à vingt kilomètres de Toulouse l’année précédente. Elle la restaurait peu à peu (elle sélectionnait ses amants occasionnels dans différents corps de métier : électriciens, plombiers, maçons, peintres, couvreurs…) et n’occupait pour l’instant qu’un cinquième de la surface habitable. Toutes les pièces du rez-de-chaussée étaient vides de tout mobilier, tendues de bâches en plastique, les murs recouverts d’échafaudages, de pots de peinture dégoulinants et d’outils, de même que la moitié de l’étage — et elle avait installé sa chambre dans le grenier en attendant.
Sur le mur rouge, elle avait peint au pochoir, en grandes lettres argentées : « Chantier interdit au public. » Sur son tee-shirt s’affichait la devise : « I LOVE ME. » Ses petits seins pointaient au travers. L’homme descendit lourdement les degrés de l’échelle inclinée comme celle d’un navire. Elle lui tendit un expresso fumant et croqua dans une pomme entamée qui commençait à s’oxyder sur le plan de travail. Puis elle disparut dans la salle de bains. Cinq minutes plus tard, elle passait dans le « dressing ». Toutes ses fringues étaient temporairement accrochées à des cintres suspendus à de longs portants métalliques, sous de fines housses transparentes, les dessous et les tee-shirts étaient rangés dans des meubles à tiroirs en plastique et les dizaines de paires de bottes alignées le long du mur.
Elle passa un jean troué aux genoux, des bottines à talons plats, un nouveau tee-shirt et une ceinture en cuir clouté. Puis le holster avec son arme de service. Et une parka militaire pour la pluie.
— T’es encore là ? dit-elle en revenant dans la cuisine.
Le gros quinquagénaire essuya la confiture sur ses lèvres. Il l’attira à lui et l’embrassa en posant ses mains potelées sur les fesses de Samira, à travers le jean. Elle se laissa faire un moment, avant de se libérer.
— Quand est-ce que tu t’occupes de ma douche ?
— Pas ce week-end. Ma femme rentre de chez sa sœur.
— Trouve un jour. Cette semaine.
— Mon agenda est plein, protesta-t-il.
— Pas de plomberie, pas de baise, annonça-t-elle.
L’homme fronça les sourcils.
— Peut-être mercredi après-midi. Faut voir.
— Les clés seront à l’endroit habituel.
Elle allait ajouter quelque chose quand un mélange de riffs de guitare électrique et de hurlements de film d’horreur s’éleva quelque part. Les premières mesures d’un morceau d’Agoraphobic Nose-bleed, un groupe américain de grindcore. Le temps qu’elle trouve son téléphone portable, les hurlements et les décibels avaient cessé. Elle regarda le numéro qui s’affichait : Vincent. Elle allait le rappeler quand l’appareil vibra. Un texto :
Rappelle-moi.
Ce qu’elle fit aussitôt.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Où es-tu ? demanda-t-il sans répondre.
— Chez moi, j’allais partir : je suis de permanence ce soir. (Un soir pareil, tous les hommes de la brigade qui avaient pu se faire porter pâles l’avaient fait.) Et toi, tu ne regardes pas le match ?
— On a eu un appel…
Une urgence. Le substitut de permanence au parquet sans doute. Pas de bol pour les amateurs de foot. Au palais de justice aussi, les téléviseurs devaient chauffer. Elle-même avait eu du mal à trouver un amant pour la soirée : le foot l’emportait sur la baise, à l’évidence, ce soir-là.
— Le parquet a appelé ? demanda-t-elle. De quoi s’agit-il ?
— Non, ce n’est pas le parquet.
— Ah bon ?
Il y avait une tension inhabituelle dans la voix d’Espérandieu.
— Je t’expliquerai. Inutile de te rendre au SRPJ. Prends ta voiture et rejoins-nous. Tu as de quoi noter ?
Sans s’occuper de son invité qui s’impatientait à côté d’elle, elle ouvrit un tiroir de la cuisine, y dégota un stylo et un Post-it.
— Attends… Oui, ça y est.
— Je te file l’adresse, tu nous rejoins là-bas.
— Vas-y.
Elle haussa un sourcil en la notant, bien qu’il ne pût la voir.
— Marsac ? C’est dans la campagne, ça… Qui vous a appelés, Vincent ?
— On t’expliquera. On est déjà en route. Retrouve-nous dès que tu peux.
La lueur d’un éclair derrière la fenêtre.
— Nous ? C’est qui nous ?
— Martin et moi.
— Très bien. Je fonce.
Elle coupa la communication. Il y avait quelque chose qui clochait.
3.
Marsac
La pluie tambourinait sans relâche sur le toit de la voiture. Elle dansait dans les phares, inondait le pare-brise et la route, chassait les animaux jusque dans leurs terriers et isolait les rares véhicules les uns des autres. Elle était venue par l’ouest, comme une armée s’abat sur un nouveau territoire. Après que son avant-garde eut annoncé son arrivée à grands coups de rafales de vent et d’éclairs, elle avait déferlé sur les bois et les routes. Pas une simple pluie. Un déluge. Ils distinguaient à peine la route forestière et les coupes de bois. De temps en temps, des éclairs zébraient le ciel mais, le reste du temps, ils ne voyaient rien d’autre que la bulle de lumière parsemée d’étincelles et cernée de ténèbres qu’ils déplaçaient avec eux. On aurait dit qu’un cataclysme avait noyé les terres habitées et qu’ils évoluaient au fond de l’océan. Servaz fixait la route. La pulsation des essuie-glaces faisait écho à celle de son cœur, qui se contractait et se dilatait à un rythme bien trop rapide dans sa poitrine. Ils avaient quitté l’autoroute depuis un moment et ils roulaient à présent parmi les collines plongées dans la nuit noire de la campagne, ce qui, pour un trentenaire citadin comme Espérandieu, revenait à s’enfoncer dans une fosse abyssale à bord d’un engin sous-marin. Encore heureux que son patron n’eût pas choisi la musique. Vincent avait glissé un CD de Queens of the Stone Age dans le lecteur et, pour une fois, Martin n’avait pas protesté.
Il était bien trop absorbé par ses pensées.
Espérandieu quitta une fraction de seconde la route des yeux. Il vit la lueur des phares et le va-et-vient des essuie-glaces se refléter dans les pupilles noires de son patron. Servaz scrutait l’asphalte comme précédemment l’écran de télévision : sans le voir. Son adjoint repensa au coup de téléphone. Depuis qu’il l’avait reçu, Martin s’était métamorphosé. Vincent avait cru comprendre que quelque chose s’était passé à Marsac et que la personne au bout du fil était une vieille amie. Servaz n’en avait pas dit davantage. Il avait invité Pujol à continuer de regarder le match et demandé à Espérandieu de le suivre.