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Une fois dans la voiture, il lui avait dit d’appeler Samira. Espérandieu ne comprenait rien à ce qui se passait.

La pluie se calma un peu au moment où le Scénic passa sous le tunnel de platanes qui marquait l’entrée de la ville et ils se faufilèrent dans les petites rues du centre, se mirent à cahoter sur les pavés.

— À gauche, dit Servaz quand ils furent parvenus sur une place avec une église.

Espérandieu ne put s’empêcher de noter le nombre de pubs, de cafés et de restaurants. Marsac était une ville universitaire. 18 503 habitants. Et presque autant d’étudiants. Une faculté de lettres, une autre de sciences, une troisième de droit, économie et gestion et une khâgne très réputée. Les journaux, qui aimaient les images frappantes, la surnommaient « la Cambridge du Sud-Ouest ». Considéré du point de vue strictement policier, un tel afflux d’étudiants devait signifier un problème récurrent de conduites en état d’ivresse ou sous l’emprise de stupéfiants, de trafics de cannabis et d’amphétamines, et quelques dégradations plus ou moins revendicatives. Rien, en tout cas, qui fût du ressort de la Brigade criminelle.

— On dirait qu’il y a une coupure d’électricité.

De fait, les rues étaient plongées dans l’obscurité, et même les fenêtres des pubs et des bars étaient éteintes. Ils devinèrent des lueurs mouvantes derrière les vitres : des lampes de poche. L'orage, songea Vincent.

— Fais le tour du square et prends la deuxième à droite.

Ils contournèrent le petit square circulaire cerné de grilles et quittèrent la place par une étroite rue pavée qui grimpait entre de hautes façades. Vingt mètres plus loin, ils distinguèrent le fouet des gyrophares à travers les averses. La gendarmerie… Quelqu’un l’avait appelée.

— C’est quoi, ce cirque ? dit Espérandieu. Tu savais que la gendarmerie était sur le coup ?

Ils se rangèrent derrière un Renault Trafic et un Citroën C4, tous deux aux couleurs de la maréchaussée. La pluie rebondissait si fort sur les carrosseries que les toits des véhicules en étaient tout hérissés. Comme son patron ne répondait pas, Vincent se tourna vers lui. Martin avait l’air plus tendu qu’à l’ordinaire. Il jeta à son adjoint un regard perplexe, réticent, et il descendit.

En moins de cinq secondes, ses cheveux et sa chemise furent trempés. Plusieurs membres de la maréchaussée se tenaient stoïquement sous le déluge, abrités sous des coupe-vent imperméables. L’un d’eux s’avança dans leur direction et Servaz sortit son insigne. Le gendarme haussa les sourcils pour bien marquer son étonnement de voir la Brigade criminelle déjà sur les lieux avant même que le parquet l’eût saisie.

— Qui dirige les opérations ? demanda Servaz.

— Le capitaine Bécker.

— Il est à l’intérieur ?

— Oui, mais je ne sais pas si…

Servaz contourna le pandore sans attendre la suite.

— MARTIN !

Il tourna la tête vers la gauche. Une Peugeot 307 était garée un peu plus loin, dans la ruelle. Côté conducteur, derrière la portière ouverte, se tenait quelqu’un qu’il avait cru jusqu’à cette nuit ne jamais revoir.

L’eau qui dégringolait, les phares et les gyrophares qui les aveuglaient, les visages sous les coupe-vent, tout était flou. Mais il aurait néanmoins reconnu sa silhouette entre mille. Elle portait un imperméable au col relevé et, en un clin d’œil, ses cheveux blonds et bouclés, séparés par une raie bien nette, et la mèche qui retombait sur le côté gauche de son visage, furent trempés. C’était bien elle. Elle se tenait droite, une main sur la portière, le menton redressé, comme dans son souvenir. Son visage était ravagé par la peur et la douleur, mais elle n’avait pas renoncé à sa fierté.

C’était ce qu’il avait aimé, à une époque, cette fierté. Avant qu’elle ne devienne une muraille entre eux.

— Bonjour, Marianne, dit-il.

Elle lâcha la portière, la contourna et se précipita vers lui. L’instant d’après, elle était dans ses bras. Il sentit une mini-onde sismique le traverser, les sanglots qui la secouaient. Il referma ses bras autour d’elle, sans l’étreindre. Un geste plus protocolaire qu’intime. Combien d’années ? Dix-neuf ? Vingt ? Elle l’avait rejeté hors de sa vie, elle était partie avec un autre et elle avait trouvé le moyen de faire retomber la faute sur lui. Il l'avait aimée, oh oui… Peut-être plus qu’aucune autre femme avant et après elle… Mais cela s’était passé dans un autre siècle, il y avait si longtemps…

Elle s’écarta un peu et elle le regarda, ses longs cheveux mouillés caressant sa joue au passage. De nouveau, il sentit comme un mini-séisme passer à travers lui, magnitude 4 sur l’échelle de Servaz. Ses yeux si proches : deux lacs verts et scintillants. Il lut en eux une multitude d’émotions contradictoires. Parmi elles, il y avait la douleur. Le chagrin. Le doute. La peur. Mais aussi la reconnaissance et l’espoir. Un minuscule, un timide espoir… Celui qu’elle plaçait en lui. Il regarda ailleurs pour calmer les battements de son cœur. Dix-neuf années et elle était presque inchangée, hormis les fines rides au coin des yeux et de la bouche.

Il se remémora ses paroles au téléphone : « Il est arrivé quelque chose de terrible… » Sur le moment, il avait cru qu’elle parlait d’elle, de quelque chose qu’elle aurait fait — avant de comprendre qu’il s’agissait de son fils : « Hugo… Il a trouvé une femme morte chez elle… Tout l’accuse, Martin… On va dire que c’est lui… » Elle parlait d’une voix si hachée par les sanglots, la gorge tellement nouée, qu’il n’avait pas compris la moitié de ce qu’elle disait.

« Que s’est-il passé ?

— Il vient de m’appeler… Il a été drogué… Il s’est réveillé dans la maison de cette femme et elle était… morte… »

C’était absurde, ce qu’elle lui racontait, ça n’avait pas de sens. Il s’était demandé si elle avait bu ou pris quelque chose.

« Marianne, je ne comprends rien. De qui est-ce que tu parles ? Qui est cette femme ?

— Une prof. À Marsac. Une de ses professeurs. »

Marsac… Là où étudiait Margot. Même au téléphone, il avait eu du mal à dissimuler son trouble… Puis il s’était dit qu’entre l’université, le lycée et le collège, il devait bien y avoir une centaine de professeurs à Marsac. Combien de chances pour que cette femme ait précisément eu Margot pour élève ?

« Ils vont l’accuser, Martin… Il est innocent. Hugo est incapable de faire une chose pareille… Je t’en prie, tu dois nous aider… »

— Merci d’être venu, lui déclara-t-elle. Je…

Il la stoppa d’un geste.

— Pas maintenant… Rentre chez toi. Je te contacterai.

Elle posa sur lui un regard aux abois. Sans attendre de réponse, il tourna les talons et se dirigea vers la maison.