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— Capitaine Bécker ?

— Oui.

Il brandit sa carte pour la deuxième fois, bien qu’il fût difficile de distinguer quoi que ce soit à l’intérieur de la maison.

— Commandant Servaz. SRPJ de Toulouse. Voici le lieutenant Espérandieu.

— Qui vous a prévenus ? demanda Bécker d’emblée.

La petite cinquantaine, trapu, il avait l’air d’un homme qui dort mal, à en croire les valises sous ses yeux. Il avait aussi l’air très secoué par ce qu’il avait vu. Et d’une humeur de chien. Encore un qu’on a arraché à son football.

— Un témoin, éluda-t-il. Et vous, qui vous a prévenus ?

Bécker renifla, comme s’il rechignait à partager ses informations avec des inconnus.

— Un voisin. Oliver Winshaw. Un Anglais… Il habite là, de l’autre côté de la rue.

Il désignait un point à travers le mur.

— Qu’est-ce qu’il a vu ?

— La fenêtre de son bureau plonge sur le jardin. Il a vu un jeune homme assis au bord de la piscine et un tas de poupées flotter dans le bassin. Il a trouvé ça bizarre, alors il nous a appelés.

— Des poupées ?

— Oui. Vous verrez ça par vous-mêmes.

Ils se tenaient dans le salon de la maison, elle était plongée dans l’obscurité, comme toutes les maisons de Marsac visiblement. La porte de la rue était ouverte et le seul éclairage de la pièce provenait des phares des véhicules garés dehors, étirant leurs doubles noirs sur les murs. Dans la pénombre, Servaz devina une cuisine américaine, une table ronde sur le verre de laquelle dansait une guirlande de lueurs, quatre chaises en fer forgé, un vaisselier et, derrière un pilier, un escalier qui partait vers les étages. L’air humide circulait par les portes-fenêtres grandes ouvertes sur le jardin, Servaz se dit que quelqu’un avait dû les bloquer pour éviter qu’elles ne claquent. Il entendait le crépitement de la pluie dehors, et le bruissement des feuillages malmenés par le vent.

Un gendarme passa près d’eux ; le faisceau de sa lampe découpa un instant leurs silhouettes.

— On est en train d’installer un groupe électrogène, dit Bécker.

— Où est le gosse ? demanda Servaz.

— Dans le fourgon. Sous bonne garde. On va le ramener à la gendarmerie.

— Et la victime ?

Le gendarme pointa le doigt vers le plafond.

— Là-haut. Sous les combles. Dans la salle de bains.

À sa voix, Servaz devina qu’il était encore en état de choc.

— Elle habitait seule ?

— Oui.

À en juger par ce qu’il avait vu depuis la rue, la maison était grande : quatre niveaux, si on comptait les combles et le rez-de-chaussée — même si chaque niveau ne faisait pas plus de cinquante mètres carrés.

— Une prof, c’est ça ?

— Claire Diemar. Trente-deux ans. Elle était prof de je ne sais quoi à Marsac.

Servaz croisa le regard du capitaine dans la pénombre.

— Le gamin était un de ses élèves.

— Quoi ?

Le tonnerre avait couvert les paroles du gendarme.

— Je disais que le gosse étudiait dans une de ses classes.

— Oui, je suis au courant.

Servaz fixait Bécker dans le noir, chacun d’eux plongé dans ses pensées.

— Je suppose que vous avez plus l’habitude que moi, dit finalement le gendarme. Mais quand même, je vous avertis : ça n’est pas joli, joli… Je n’avais encore jamais vu quelque chose d’aussi… dégueulasse.

— Excusez-moi, dit une voix surgissant de l’escalier.

Ils pivotèrent vers l’origine de la voix.

— Je peux savoir qui vous êtes ?

Quelqu’un descendait les marches. Une haute silhouette sortit lentement de l’ombre pour s’approcher d’eux et entrer dans leur champ de vision.

— Commandant Servaz, Brigade criminelle de Toulouse.

L’homme lui tendit une main gantée de cuir. Il devait mesurer pas loin de deux mètres. Servaz devina tout en haut de ce corps un long cou, une curieuse tête carrée aux oreilles décollées et des cheveux coupés ras. Le géant broya sa main encore humide dans du cuir souple.

— Roland Castaing, procureur au parquet d’Auch. Je viens d’avoir Catherine au téléphone. Elle m’a dit que vous arriviez. Je peux savoir qui vous a prévenus ?

Il faisait allusion à Cathy d’Humières, la procureur qui dirigeait le parquet de Toulouse et avec qui Servaz avait plusieurs fois travaillé — en particulier sur l’enquête la plus marquante de sa carrière : celle qui l’avait emmené à l’institut Wargnier dix-huit mois plus tôt. Servaz hésita.

— Marianne Bokhanowsky, la mère du jeune homme, répondit-il.

Un silence s’ensuivit.

— Vous la connaissez ?

Le ton du proc était légèrement étonné et soupçonneux. Il avait une voix grave et profonde qui roulait sur les consonnes comme les roues d’une charrette sur des cailloux.

— Oui. Un peu. Mais cela fait des années que je ne l’avais pas revue.

— Pourquoi vous, dans ce cas ? voulut savoir le géant.

De nouveau, Servaz hésita.

— Sans doute parce que mon nom a fait la une des journaux.

L’homme resta un instant silencieux. Servaz sentit que, du haut de son double mètre, le géant l’examinait. Il devina des yeux posés sur lui dans le noir et il frissonna : le nouveau venu lui faisait penser à une statue de l’île de Pâques.

— Ah oui, bien sûr… La tuerie de Saint-Martin-de-Comminges. Bien sûr… C’était vous… Quelle histoire incroyable, pas vrai ? Ça doit laisser des traces, une enquête pareille, commandant ?

Quelque chose dans le ton du magistrat déplaisait souverainement à Servaz.

— Ça ne m’explique toujours pas ce que vous faites ici…

— Je vous l’ai dit : la mère d’Hugo m’a demandé de venir jeter un coup d’œil.

— À ce que je sache, l’enquête ne vous a pas encore été confiée, répliqua le magistrat d’un ton tranchant.

— Non, en effet.

— C’est du ressort du parquet d’Auch. Pas de celui de Toulouse.

Servaz faillit répliquer que le parquet d’Auch ne disposait que d'une modeste brigade de recherches — et que pas une seule enquête criminelle importante, ces dernières années, ne lui avait été confiée —, mais il s’abstint.

— Vous avez fait un long chemin pour venir jusqu’ici, commandant, dit Castaing. Et je suppose que, comme nous tous, vous avez dû renoncer à regarder la télé. Allez donc jeter un coup d’œil là-haut, mais je vous préviens : ce n'est pas beau à voir… En même temps, contrairement à nous, vous en avez vu d’autres.

Servaz se contenta de hocher la tête. Tout à coup, il sut qu’il ne fallait en aucun cas que cette enquête lui échappe.

Les poupées regardaient le ciel nocturne. Servaz se dit qu’un cadavre flottant dans la piscine aurait eu à peu près le même regard. Elles se balançaient, leurs robes pâles ondoyant toutes au même rythme, et parfois s’entrechoquaient légèrement. Ils étaient debout au bord du bassin, Espérandieu et lui. Son adjoint avait déployé un parapluie de la taille d’un parasol au-dessus d’eux. La pluie ricochait dessus, ainsi que sur les dalles et sur la pointe de leurs chaussures. Le vent la rabattait contre la vigne vierge de la façade derrière eux.

— Putain, dit simplement son adjoint.

Son mot préféré lorsqu’il s’agissait de résumer une situation à ses yeux incompréhensible.