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— Elle les collectionnait, dit-il. Je ne crois pas que celui qui l’a tuée les ait apportées avec lui. Il a dû les trouver dans la maison.

Servaz acquiesça. Il compta. Dix-neuf… Un nouvel éclair illumina les faces ruisselantes. Le plus frappant était tous ces regards fixes. Il savait qu’un regard semblable les attendait là-haut, et il se prépara mentalement.

— Allons-y.

Une fois à l’intérieur, ils passèrent des gants, des charlottes pour les cheveux et des couvre-chaussures en nylon. Les voiles de la nuit les enveloppaient ; le groupe électrogène ne fonctionnait toujours pas, il y avait apparemment un problème technique. Ils s’équipèrent en silence, dans le noir. Aussi bien, à ce stade, ni Vincent ni lui n’avaient envie de parler. Servaz sortit sa lampe torche et l’alluma. Espérandieu fit de même. Puis ils se mirent à grimper.

4.

Éclairages

Le flamboiement des éclairs par les lucarnes illuminant les marches qui craquaient sous leurs pas. La lueur des torches sculptant leurs visages par en dessous, Espérandieu voyait les yeux de son patron briller comme deux cailloux noirs tandis qu’il cherchait, le nez baissé, des traces de pas dans l’escalier. Il grimpait en posant les pieds le plus près possible des plinthes, écartant les jambes à la manière d’un rugbyman All Black pendant le haka.

— Espérons que monsieur le procureur aura fait de même, dit-il.

Quelqu’un avait déposé une lampe-tempête sur le dernier palier. Elle jetait une clarté indécise autour d’elle. Et sur la seule porte.

La maison continuait de gémir sous les assauts de l’orage. Servaz s’arrêta devant le seuil. Il consulta sa montre. 11 h 10. Un éclair d’une intensité particulière illumina la fenêtre de la salle de bains et s’imprima sur leurs rétines au moment où ils entraient. Un coup de tonnerre fracassant le suivit. Ils firent un pas de plus et balayèrent la soupente du pinceau de leurs torches. Il fallait faire vite. Les techniciens en scène de crime n’allaient pas tarder à arriver, mais, pour l’instant, ils étaient seuls. La pièce en soupente était plongée dans l’obscurité. À l’exception de la pyrotechnie se déchaînant derrière la fenêtre… et de la baignoire, qui formait un rectangle de clarté bleu pâle dans le noir, vers le fond.

À la manière d’une piscine… éclairée de l’intérieur…

Servaz sentit son pouls battre dans sa gorge. Il promena soigneusement le faisceau de sa torche sur le sol. Puis il se mit en devoir de s’approcher de la baignoire en rasant les murs. Ce n’était pas facile : des flacons et des bougies partout, des meubles bas et des vasques, un porte-serviettes, un miroir. Un double rideau encadrait la baignoire. Il était écarté et Servaz distinguait à présent le miroitement de l’eau contre l’émail. Et une ombre.

Il y avait quelque chose dans le fond… Quelque chose ou plutôt quelqu’un.

La baignoire était d’un modèle ancien en fonte blanche sur quatre pieds. Elle mesurait pas loin de deux mètres et elle était profonde — si bien que Servaz dut franchir le dernier mètre qui l’en séparait pour en voir le fond.

Il fit un pas de plus. Réprima un mouvement de recul.

Elle était là — et elle le regardait de ses yeux bleus grands ouverts comme si elle l’attendait. Elle ouvrait aussi la bouche, si bien qu’elle semblait sur le point de dire quelque chose. Mais c’était bien sûr impossible parce que ce regard était mort. Il n’y avait plus rien de vivant en lui.

Bécker et Castaing avaient raison : Servaz lui-même avait rarement vu spectacle aussi difficilement soutenable. Hormis peut-être le cheval décapité dans la montagne… Mais, à la différence d’eux, il savait comment gérer ses émotions. Claire Diemar avait été ligotée avec une longueur absolument invraisemblable de corde qui s’enroulait à d’innombrables reprises autour de son torse, de ses jambes, de ses chevilles, de son cou et de ses bras, passait sous ses aisselles, entre ses cuisses, écrasait sa poitrine, en formant une quantité considérable de tours, de contours et de nœuds grossiers, la corde râpeuse mordant profondément la peau chaque fois. Espérandieu s’avança à son tour et il regarda par-dessus l’épaule de son patron. Un mot s’imposa immédiatement dans son esprit : bondage. Les liens et les nœuds étaient par endroits si nombreux, si complexes et si serrés que Servaz se fit la réflexion qu’il allait falloir des heures au légiste pour les couper, puis pour les examiner une fois au labo. Il n’avait jamais vu un écheveau pareil. La saucissonner de la sorte avait dû prendre moins de temps cependant : celui qui avait fait ça avait agi avec brutalité avant de l’allonger dans la baignoire et d’ouvrir le robinet.

Il l’avait mal fermé, car il gouttait encore.

Un bruit lancinant dans la pièce silencieuse, chaque fois qu’une goutte heurtait la surface de l’eau.

Peut-être l’avait-il frappée avant. Servaz aurait aimé pouvoir plonger une main dans la baignoire, sortir la tête de l’eau et soulever le crâne pour tâter l’occipital et le pariétal — deux des huit os plats qui forment la boîte crânienne — à travers les longs cheveux bruns. Mais il n’en fit rien. C’était le boulot du légiste.

La lueur de sa torche ricochait sur l’eau. Il l’éteignit et il n’y eut plus qu’une source de lumière. L’eau en était comme pailletée…

Servaz ferma les yeux, compta jusqu’à trois et les rouvrit : la source de lumière ne se trouvait pas dans la baignoire, mais dans la bouche de la victime. Une petite lampe torche, qui ne devait pas excéder deux centimètres de diamètre. Elle avait été enfoncée dans sa gorge. Seule son extrémité émergeait de l’oropharynx et de la luette, et elle éclairait le palais, la langue, les gencives et les dents de la morte, en même temps que son faisceau se diffractait dans l’eau environnante.

On aurait dit une lampe à abat-jour humain…

Servaz se demanda, perplexe, quelle était la signification de ce dernier geste. Une signature ? Son inutilité dans le mode opératoire lui-même et son indiscutable valeur symbolique le laissaient penser. Restait à en trouver le symbole. Il réfléchit à ce qu’il voyait, ainsi qu’aux poupées dans la piscine, essayant de déterminer l’importance de chaque élément.

L’eau…

L’eau était l’élément principal. Il apercevait aussi des matières organiques au fond de la baignoire, et il renifla une légère odeur d’urine. Il en conclut qu’elle était bien morte dans cette eau froide.

L’eau ici et l’eau dehors… Il pleuvait… L’assassin avait-il attendu cette nuit d’orage pour agir ?

Il songea qu’il n’avait pas vu de traces particulières dans l’escalier en montant. Si le corps avait été ficelé ailleurs que dans cette pièce et traîné ensuite jusqu’ici, il y avait fort à parier qu’il aurait laissé des éraflures sur les plinthes, déchiré ou bouchonné la moquette. Il demanderait aux techniciens d’examiner la cage d’escalier et d’effectuer des prélèvements, mais il connaissait déjà la réponse.

Il regarda de nouveau la fille. Un vertige le saisit. Elle avait eu un avenir. Qui méritait de mourir si jeune ? Le regard dans l’eau lui racontait la suite : elle avait eu peur, très peur avant de mourir. Elle avait compris que c’était fini, que tous ses crédits étaient épuisés, avant même d’avoir su ce que c’était que de vieillir. À quoi avait-elle pensé ? Au passé ou au futur ? Aux occasions ratées, aux secondes chances qu’elle n’aurait pas, aux projets qui ne verraient jamais le jour, aux amants ou au grand amour ? Ou bien juste à survivre ? Elle s’était débattue avec la sauvagerie d’une bête prise au piège. Mais elle était déjà enfermée dans son étroite prison de corde à ce moment-là, et elle avait senti le niveau de l’eau monter lentement, inexorablement, autour d’elle. Contre sa peau. Tandis que la panique hurlait comme un ouragan dans son cerveau et qu’elle aurait voulu crier pour de bon, la petite lampe torche l’en avait empêchée, plus efficace qu’un bâillon, et elle n’avait plus respiré que par le nez, la gorge douloureuse, enflée autour de l’objet étranger, le cerveau en manque d’oxygène. Elle avait sûrement hoqueté quand l’eau était entrée dans sa bouche, puis la panique s’était changée en terreur pure lorsque l’eau avait pénétré ses narines, recouvert son visage, frôlé la cornée de ses yeux grands ouverts…