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Comme lorsque la femme qu’il aimait l’avait quitté en lui disant : « Oublie-moi. Sors de ma vie pour toujours. » C’est précisément cet « oublie-moi » et ce « pour toujours » qu’il n’avait pas réussi à oublier.

Il éteignit l’aspirateur, attrapa un aérosol de mousse nettoyante sur le chariot de ménage et traita deux taches, puis il vida les corbeilles à papier dans un sac-poubelle noir. Il saisit un chiffon et un flacon de produit de nettoyage et s’approcha du bureau qu’on lui avait indiqué. Il prêta l’oreille. Rien à signaler, à part ses collègues qui caquetaient dans le couloir. Son cœur tambourinait. Il avait beau être tôt, il y avait des flics de permanence à l’autre bout du couloir : il les avait aperçus en passant. Quand le gros homme aux lunettes noires lui avait indiqué l’adresse, il avait compris que ses ennuis n’étaient pas terminés.

Sa main tremblait lorsqu’il sortit la petite clé USB de sa tenue de travail. Un seul ordinateur dans ce bureau, il ne pouvait pas se tromper. Il regarda le jour qui commençait à poindre derrière les immeubles, colorant le ciel d’un beau rose saumon. S’il ne le faisait pas maintenant, il savait qu’il n’en aurait jamais plus le courage. Il jeta un coup d’œil vers la porte.

Maintenant…

La petite clé USB s’enfonça sans difficulté dans la prise sur le côté. Il pressa du pouce le bouton de démarrage et quelque chose à l’intérieur de la machine s’ébroua… Il sentit sa nervosité augmenter tandis que l’appareil se mettait en marche et que la clé USB clignotait, indiquant que le programme se mettait en route. Il connaissait bien les ordinateurs. Le gros homme avait raison : la clé avait été visiblement conçue de façon à tromper la séquence de démarrage de la machine. Elle était aussi prévue pour contourner l’étape du mot de passe et tromper l’antivirus — mais Drissa savait qu’il était relativement facile de trouver des hackers capables de ce genre de performances sur Internet. La plus grande difficulté, au fond, consistait à parvenir jusqu’à la machine visée — et, dans ce cas, rien ne remplaçait le facteur humain. Plus vite… Il regarda sa montre. Le type lui avait dit que la clé cesserait de clignoter quand ce serait fini. Pendant ce temps, le fond d’écran s’affichait : un banal paysage. Si quelqu’un entrait maintenant, il s’apercevrait immédiatement qu’il avait allumé l’ordinateur, ce que, bien évidemment, il n’était pas censé faire. Il passa une main sur son visage. Il était fébrile et terrifié. Plus vite, bon Dieu ! L’homme avait dit pas plus de trois minutes ; cela faisait déjà deux minutes trente que le programme tournait.

Soudain, il se figea sur place. La porte du bureau venait de s’ouvrir… Il sursauta comme si on avait fait exploser un pétard sous ses pieds.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Il fixa la personne qui venait de pousser la porte, pétrifié. Incapable de prononcer le moindre mot. C’était Aïcha — une collègue de l’équipe de nettoyage, une jeune effrontée qui passait son temps à se moquer de lui et à le provoquer. Il vit son regard brillant se poser sur l’écran de l’ordinateur, puis revenir sur lui. Dur et inquisiteur.

— Va-t’en, dit-il.

— Qu’est-ce que tu fais, Drissa ?

— Va-t’en !

Elle lui jeta un regard sévère, puis referma ia porte. Plus jamais ! C'était la dernière fois ! Quelles qu’en soient les conséquences, plus jamais il n’accepterait de faire quoi que ce soit d’illégal. Il s’en lit le serment, en silence, le cœur dans la gorge. La clé cessa de clignoter. Il la retira de son logement, la glissa au fond de sa poche et éteignit l’ordinateur.

Son visage était couvert d’une pellicule de sueur. Il s’approcha des fenêtres et tira sur les stores puis pressa la gâchette du spray bleu. Il en aimait le frais parfum. Derrière les vitres, le ciel se teintait de rose, de gris et d’orange pâle par-dessus les toits, de plus en plus lumineux à l’Orient… Ce soir, il rendrait la clé à l’homme et ce serait fini. Mais auparavant il avait prévu de prendre lui-même certaines précautions — pour être bien sûr que l’homme ne reviendrait jamais à la charge. Cette fois, il ne serait pas aussi naïf…

— Commandant Servaz ?

Il regarda son réveil. Il avait dû sonner sans qu’il l’entende. Il ne s’était pas endormi avant 4 heures du matin, et son sommeil avait été perturbé par des cauchemars dont il ne se souvenait pas mais qui lui laissaient une impression de malaise aussi collante qu’un chewing-gum. Le soleil entrait à flots et il cligna les yeux, ébloui par la lumière du jour qui avait chauffé tous les objets, y compris le téléphone.

— Hmm-mm.

— Commissaire Santos, de l’IGPN.

Servaz se redressa. L’inspection générale de la police nationale, les bœufs-carottes… Le type dans le parking, songea-t-il en s’asseyant au bord du lit. Les draps chiffonnés et moites témoignaient de sa lutte nocturne avec un surmoi semeur de troubles.

— Nous avons enregistré une plainte vous concernant, annonça Santos que la plupart des flics surnommaient San Antonio, sans doute par antiphrase car, morphologiquement, il ressemblait davantage au célèbre adjoint de celui-ci. Un dénommé Florent Mattera, domicilié 2 bis, boulevard d’Arcole, vous accuse de l’avoir agressé hier soir. Il prétend que ça s’est passé dans le parking du Capitale. Un homme correspondant à votre signalement lui aurait sauté dessus et l’aurait frappé avant de s’excuser et de partir à bord d’un Cherokee dont il a relevé l’immatriculation. La vôtre… Est-ce que vous niez les faits, commandant ?

Servaz réfléchit pendant une demi-seconde.

— Non.

Un soupir à l’autre bout du fil.

— Nous allons devoir vous entendre.

— Quand ?

— Ce matin.

— Écoutez… J’ai une enquête extrêmement importante en cours.

— Ne le sont-elles pas toutes ? dit la voix doucereuse à l’autre bout. Commandant, vous rendez-vous compte de ce dont vous êtes accusé ? C’est une faute d’une extrême gravité. Les temps où les flics se comportaient comme des voyous sont révolus, commandant, et je…

— C’est bon, c’est bon. J’arrive.

— Salut, Servaz.

— Salut.

— Bonjour, Martin.

— Bonjour.

— Bonjour, Servaz.

— Salut.

Ce matin-là, tout le monde semblait vouloir lui témoigner sa sympathie. Comme s’il venait d’attraper un putain de cancer. Il sortit de l’ascenseur, emprunta le couloir qui conduisait au Département des affaires criminelles. 8 h 16. Les mêmes visages d’enfants qu’à l’accoutumée le regardèrent passer, placardés sur les murs de briques. En dessous et au-dessus, les mots : « MISSING/DISPARUS », en anglais et en français.

— Salut, Martin.

— Salut…

D’ordinaire, il ne les voyait même plus, ces visages, à force de passer devant. Mais, ce matin, allez savoir pourquoi, il les voyait de nouveau. Tous ces enfants disparus, jamais retrouvés. Et les dates. Elles lui serrèrent le cœur comme la première fois où il les avait découvertes : 1991… 1995… 1986… Seigneur ! Comment faisaient les parents ?