Выбрать главу

Quelques rires fusèrent.

— Tu parles, on est loin du Pezula Resort ! s’exclama un autre. Et puis là-bas, c’est l’hiver.

Servaz avait beau tout faire pour ignorer les potins, les rumeurs et les innombrables articles, papiers, reportages télé ou radio et plaisanteries tournant autour de la Coupe du monde de football, il ne lui avait quand même pas échappé que l’équipe de France occupait l’hôtel le plus luxueux de toutes les délégations en compétition, et que ses frais de déplacement et d’hébergement dépassaient le million d’euros — une somme que, pour sa part, il trouvait parfaitement choquante et injustifiée. Même une ministre et une secrétaire d’État avaient trouvé bon de s’en mêler.

— Martin, qu’est-ce que tu en penses : tu crois que la France va gagner demain contre le Mexique ?

Personne au SRPJ n’ignorait son aversion pour le sport télévisé et même pour le sport en général. Il surprit quelques sourires narquois.

— J’espère bien que non, rétorqua-t-il en passant. Au moins, on pourra parler d’autre chose.

Il y eut quelques rires, mais sans grande conviction. Visiblement, cette perspective-là n’incitait pas à l’humour.

Margot avançait dans les couloirs avec le sentiment que tous les regards collaient à elle comme de la glu. Plus elle avançait, plus elle les sentait peser sur ses épaules. Elle devinait aussi les murmures, les coups de coude, les échanges de coups d’œil dans son dos. Heureusement que la fin de l’année scolaire approchait. Dans ses oreilles, Marilyn Manson lui confiait : « Je veux disparaître. » Oh oui, mon pote, moi aussi. Toi et moi, on se comprend, Brian Hugh…

Elle se demanda ce qu’ils savaient au juste. Quelle était la part de rumeurs et la part de fuites ? Qui avait bavé ? Certainement ni son père, ni Vincent, ni Samira. David ? Sarah ? Elle approchait de son casier lorsqu’elle vit de nouveau un mot épinglé dessus, et ses intestins se nouèrent. C’était donc ça… Elle imagina les langues qui se déliaient et le bruit qui se répandait à la vitesse du son à travers le bahut : « T’as vu ? Quelqu’un a encore laissé un truc sur le casier de Margot ! » Merde ! Bande de cons ! Il y a des fois où un putain d’Armageddon lui paraissait la solution.

En fonçant droit sur son casier, elle vit qu’il ne s’agissait pas d'un mot, mais d’un dessin. Plus exactement, quelqu’un avait modifié la célèbre affiche de recrutement de l’armée américaine où l'oncle Sam pointait son doigt en direction de l’observateur en disant I WANT YOU. Il avait remplacé la tête de l’oncle Sam par un portrait assez flou de Julian Hirtmann.

Putain de débiles ! Ils n’avaient donc rien d’autre à foutre ?

Elle arracha le papier, le froissa en boule et le jeta par terre. Puis elle déverrouilla son casier. Il y en avait un autre, à l’intérieur… Elle reconnut l’écriture. Elias, petit enfoiré, qui t’a autorisé à ouvrir mon casier et comment tu as fait ? Le mot disait : « Je crois que j’ai trouvé le Cercle. »

Servaz chercha une aspirine dans ses tiroirs, sans succès. Il passa dans le bureau de Samira et de Vincent, ouvrit le tiroir de ce dernier. Paracétamol, ibuprofène, codéine, tramadol… Vincent et ses molécules… On aurait dû accrocher une grande croix lumineuse à l’entrée de cette pièce et y ajouter un terminal pour cartes vitales.

Il retourna dans son bureau avec un comprimé effervescent, un verre d’eau, et constata que la touche des messages clignotait sur son poste fixe. Il avait reçu un appel. Il regarda le numéro, cela ne lui disait rien. Servaz le composa et aussitôt une voix de femme lui répondit :

— Suzanne Lacaze.

Il fronça les sourcils.

— Bonjour, madame Lacaze, vous avez essayé de me joindre ?

Un silence.

— Oui…

La voix était encore plus ténue qu’à l’ordinaire. Et tendue. Un murmure étiré comme un élastique sur le point de rompre. Servaz hésita sur la conduite à tenir, mais elle ne lui laissa pas le temps de réfléchir.

— C’est au sujet de mon mari.

La tension était là. Une tension extrême. Celle de quelqu’un qui s’apprête à commettre un acte lourd de conséquences. Il sentit son pouls s’accélérer.

— Je vous écoute.

— Il vous a menti l’autre soir… au sujet de son alibi.

Servaz déglutit. Nouveau silence.

— Mon mari n’était pas à la maison le soir où cette femme a été tuée. Et je ne sais pas où il était. Si nécessaire, je répéterai cela devant un juge. Et j’espère que vous trouverez celui qui a fait ça. Au revoir, commandant.

Elle avait raccroché. Il expira lentement. Putain de merde ! II allait devoir passer quelques coups de fil. Il pensa à la tête que ferait le procureur d’Auch et, tout à coup, il sentit que sa journée était sérieusement en train de s’éclaircir.

31.

Heisenberg

Servaz l’aimait, cette sensation qu’il approchait du but, que, tout à coup, l’une après l’autre, les pièces commençaient de se mettre en place. Un son comme une caisse claire dans sa poitrine. Un souffle. Une cavalcade. Le bruit de la victoire. Son pied sur la pédale de l’accélérateur, tandis qu’il filait sur l’autoroute à l’air si chaud qu’il tremblait comme un mirage à l’horizon, sous le ciel d’un bleu pâle et laiteux.

Il repensa à Santos, à sa convocation. Il savait que s’il résolvait rapidement cette affaire, l’IGPN serait obligée d’en tenir compte et de lâcher du lest. Mais que se passerait-il s’il mettait en taule le chouchou des médias, le futur héraut du parti au pouvoir, le type qu’il fallait justement ne pas toucher ? Est-ce qu’ils ne seraient pas tentés de le lui faire payer ? Oh que si. Et il leur avait offert sa tête sur un plateau, dans ce parking… Mais là, tout de suite, il s’en fichait. Ne subsistait que l’excitation du chasseur quand un renard s’est pris dans le collet.

Le renard avait une sale tête. Le boxeur de la dernière fois semblait groggy. Éteint. Il n’en esquissa pas moins un de ces sourires dont il avait le secret, mais celui-ci se changea en une grimace qui n’atteignit pas ses yeux. Il avait écouté Servaz sans broncher, sans exprimer la moindre émotion devant la trahison de son épouse.

— Vous avez été à Marsac vous aussi, commandant, dit le député. C’est bien ce que vous m’avez dit ? Les cours de langue et de civilisation antiques, vous vous rappelez ? C’était mes préférés… Avec l’option théâtre. (Servaz pensa à Margot. Lacaze jouait avec un coupe-papier, il en éprouvait la pointe du bout de l’index.) Vous avez donc entendu parler de l'hybris

Servaz ne répondit ni par oui ni par non, il ne bougea pas, se contentant de fixer Lacaze. C’était encore une de ces histoires de mâles dominants, toujours la même question de savoir qui avait la plus longue, qui pissait le plus loin. Mais, cette fois, Lacaze savait qu’il avait perdu, il essayait juste de sauver la face.

— Celui qui voulait trop s’élever s’exposait à la jalousie et à la colère des dieux. Il semble donc que les dieux aient choisi ma femme pour être leur bras vengeur… Décidément, les femmes sont imprévisibles.

Servaz était d’accord avec Lacaze sur ce point — mais il ne le montra pas.

— Votre femme m’a-t-elle dit la vérité ? demanda-t-il avec une certaine solennité.

Ils étaient de nouveau assis dans la maison ultramoderne de ce quartier cossu au fond des bois. À la demande de Lacaze, que Servaz avait réussi à joindre à la mairie, ils s’étaient retrouvés là. Mais, cette fois, l’épouse était invisible. Le soleil entrait par les baies vitrées, à travers les stores verticaux, et zébrait les murs ébène couverts de photos à la gloire du maître des lieux.