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Aïe ! Putain, elle m’a griffé !

Loin de la lâcher, il lui saisit l’autre poignet avec force et essaya de maîtriser ses ruades tandis qu’elle se débattait comme une tigresse.

Lâche-moi, sale pourriture de flic ! Enlève tes sales pattes de mol, enculé de keuf !

— Calmez-vous ! Arrêtez ça ou on vous coffre !

— J’en ai rien à foutre, salopard ! Z’avez pas le droit de maltraiter une femme comme ça ! Lâchez-moi, merde !

Elle s’agitait, sifflait et crachait comme un animal déchaîné. Au moment où Servaz s’apprêtait à prêter main-forte à son adjoint, elle se donna un violent coup de tête contre la cloison.

— Vous m’avez frappée, gueula-t-elle, le front fendu. Je saigne ! Au secours ! Au viol !

Espérandieu tenta de la bâillonner avec la main pour l’empêcher de hurler. Elle allait rameuter tout le bâtiment, même s’il était probablement aux trois quarts vide. Elle le mordit. Il tressaillit comme s’il avait reçu une décharge électrique et il allait la gifler quand Servaz lui bloqua le poignet.

— Non.

De l’autre main, il avait verrouillé la porte. La fille se calma un peu, soupesant la situation, ses yeux caves lançant des éclairs de haine tandis qu’elle se rendait compte qu’elle était piégée. Son front pissait le sang. Elle se frotta les poignets, il y avait encore les traces rouges des doigts d’Espérandieu dessus.

— On veut juste parler à Heisenberg, dit Servaz calmement.

La fille s’assit au bord du lit, elle leva la tête vers eux, en tamponnant son front sanglant avec un pan de son débardeur, dévoilant un soutien-gorge mauve sur de tout petits seins.

— Pour lui dire quoi ?

— On a des questions à lui poser.

— C’est moi, Heisenberg.

Servaz et son adjoint échangèrent un regard. L’espace d’un instant, ils se demandèrent si elle essayait encore de les embrouiller, puis Servaz comprit qu’elle disait la vérité. Les Stups s’étaient bien gardés de leur dire qu’Heisenberg était une femme… Sans doute s’étaient-ils réjouis par anticipation de la surprise et des difficultés qui attendaient les deux policiers.

— Et vous pouvez me coffrer, je répondrai pas à vos questions. J’ai un deal avec vos collègues, moi. C’est même écrit quelque part.

— Rien à battre de ton deal.

— Ah bon ? Eh ben, je suis désolée, mais c’est pas comme ça que ça marche, les mecs. Je parle qu’aux Stups, moi. Même que le juge est OK. Vous pouvez pas me cuisiner comme ça !

— Eh bien, disons que les règles ont changé. Appelle ton contact si ça te chante. Vas-y. Appelle. Pose-lui la question… On veut des réponses. Tu n’as plus de protection, tu es à poil. Ou tu nous parles ou tu vas en taule.

Elle les sonda de son regard vert pâle en essayant de deviner s’ils bluffaient.

— Appelle ton contact, insista Servaz. Vas-y.

Elle inclina la tête, vaincue.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Te poser quelques questions.

— Du genre ?

— Du genre : Paul Lacaze est-il un des tes clients ?

— Quoi ?

— Paul La…

— Mon poussin, je sais qui est Paul Lacaze. Vous êtes sérieux ? Vous croyez qu’un type comme lui prendrait le risque de se fournir sa came chez moi ? Merde, vous rigolez ?

— C’est qui, tes clients, des étudiants ?

— Pas que. Des petits bourges de Marsac, des meufs BCBG avec de vraies têtes à claques mais pleines d’oseille, même des ouvriers — de nos jours, la came, c’est comme le golf : ça se démocratise.

— Tu dois avoir de bonnes notes en socio, toi, hein ? ironisa Espérandieu.

Elle ne lui fit même pas l’aumône d’un regard.

— Comment ça se passe ? voulut savoir Servaz. Où tu planques tes doses ?

Elle le lui dit. Heisenberg avait recours à une « nourrice », dans le jargon des flics une personne qui acceptait de garder les stocks, la plupart du temps un ou plusieurs toxicos qui rendaient ce service en échange de quelques doses. La nourrice d’Heisenberg n’était pas toxico : c’était une vieille dame de quatre-vingt-trois ans qui vivait seule dans un pavillon et chez qui elle passait une après-midi par semaine à faire la causette.

— Tes clients, dit Servaz, tu en tiens une liste ?

Elle le considéra avec des yeux ronds.

— Quoi ? Non !

— Est-ce que tu connais le lycée de Marsac ? demanda-t-il.

Elle lui lança un regard soupçonneux.

— Ouais…

— Tu as des clients parmi ses élèves ?

Elle hocha la tête, une lueur de défi dans les prunelles.

— Mmm.

— Quoi ? J’ai pas entendu.

— Pas seulement parmi les élèves.

Servaz sentit un petit frisson familier au bas du dos.

— Un prof ? D’où ?

Elle eut un petit sourire triomphant.

— Ouaip, un prof. De Marsac. Le lycée de l’élite. Ça vous la coupe, hein ?

Servaz sonda ses yeux verts délavés en se demandant si elle bluffait.

— Son nom, dit-il.

— Désolée. Vous aurez que dalle. Je moucharde pas.

— Non, sans blague ? Et les Stups ?

— Pas de cette façon, précisa-t-elle, butée, comme s’ils l’avaient offensée.

— Hugo Bokhanowsky, ça te dit quelque chose ?

Elle fit oui de la tête.

— Et David Jimbot ?

Même chose.

— Le nom de ce prof, insista-t-il.

— Peux pas faire ça, mec.

— Écoute, j’en ai marre… Tu me fais perdre mon temps, là… Les Stups ont un dossier épais comme le Talmud sur toi. Et, cette fois, le juge ne montrera aucune clémence. Il est prêt à te coffrer sur un simple appel de notre part. Tu vas rester à l’ombre pour un bon bout de…

— C’est bon, ça va, putain ! Van Acker.

— Quoi ?

— Francis Van Acker. C’est son nom. Il enseigne je sais plus trop quoi au lycée de Marsac. Un type avec une barbichette qui se prend pour le nombril du monde.

Servaz la regarda. Francis… Bien sûr, comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

Ils sont quatre dans la voiture. Ils roulent vite. Trop vite. De nuit. Sur la route qui slalome au milieu des bois, vitres baissées. Le vent de la course fait danser leurs cheveux, ceux de Marianne appuyée contre lui à l’arrière se mêlent aux siens et il respire l’odeur de fraise de son shampooing. Sur les ondes, cette année-là, Freddie Mercury se demande qui veut vivre pour toujours et Sting si les Russes aiment aussi leurs enfants. Francis est au volant.

Le quatrième est sans doute « Jimmy », ou peut-être Louis : Servaz ne s’en souvient plus. Francis et lui échangent des propos sans suite à l’avant, rient, chahutent. Ils ont une bière à la main, ils ont l’air joyeux, immortels et quelque peu éméchés. Francis conduit trop vite. Comme toujours, mais la voiture est la sienne. Et soudain, un joint apparaît dans sa main libre, il le tend à Jimmy, lequel glousse stupidement avant de tirer dessus. Servaz sent que Marianne est tendue contre lui. Elle porte ses mitaines strass qu’elle met en toute saison sauf l’été ; ses doigts chauds émergent de la laine et s’entremêlent aux siens, leurs deux mains unies comme les maillons d’une chaîne que personne ne pourrait rompre. Martin goûte ces moments-là, assis dans la pénombre à l'arrière de la voiture, où ils ne sont plus qu’une seule et même personne, elle et lui — même si Francis conduit trop vite et s’il fait frais. Les phares écorchent les troncs des arbres, la route défile à toute vitesse, ça sent l’herbe dans la voiture, malgré l’air de la nuit qui s’engouffre dans l’habitacle. À la radio, Peter Gabriel enchaîne sur Sledgehammer. Et, soudain, il sent le souffle tiède de Marianne contre le pavillon de son oreille et il entend sa voix dans un murmure :