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— Si on doit mourir ce soir, je veux que tu saches que je n’ai jamais été aussi heureuse.

Et il pense exactement la même chose, que leurs deux cœurs battent à l’unisson, il a la certitude à cet instant-là que lui non plus ne pourra jamais être plus heureux qu’en ces jours-là, comblé par l'amour de Marianne, par l’amitié qui règne dans la voiture, par l'insouciance et la grâce de leur jeunesse, lorsqu’il surprend le regard de Francis posé sur eux dans le rétroviseur intérieur. La fumée du joint s’élève devant ses yeux en un mince tortillon. Toute trace de sarcasme ou d’humour en a disparu. Un regard de convoitise, de jalousie et de haine pure. L’instant d’après, Francis lui fait un clin d’œil et un sourire et il croit avoir rêvé.

Servaz se gara dans le centre-ville. Il avait passé tout l'après-midi à réfléchir. Il ne pouvait s’empêcher de se souvenir de ce que Marianne avait dit au sujet de Francis, la nuit précédente. Qu’il n’avait aucun talent et qu’il avait toujours été jaloux de celui de Servaz. Il revoyait à présent leur professeur de lettres en ce temps-là, un homme très élégant à l’épaisse crinière blanche et à la diction un peu précieuse, qui portait des foulards sous ses cols de chemise rayés et des pochettes à ses costumes. Servaz et lui passaient de longs moments à bavarder après ou entre les cours et, à présent, il se rappelait que cela faisait ricaner Francis, qui ne cessait de dénigrer le vieil homme et qui le soupçonnait de chercher la compagnie de Martin pour des raisons autres que purement intellectuelles.

À aucun moment, Servaz ne s’était dit que les sarcasmes de Van Acker étaient dus à la jalousie : Francis était le centre de l’attention à Marsac, il avait sa petite cour d’admirateurs — et si quelqu’un aurait dû être jaloux de l’autre, c’était Martin.

Les phrases prononcées par Marianne battaient sans cesse les rivages de son cerveau : « Ton meilleur ami, ton alter ego, ton frère… il n’avait qu’une seule idée en tête : te prendre ce qui t’était le plus cher au monde… » Même s’il avait haï Francis par la suite pour lui avoir pris la femme qu’il aimait, il avait cru, à cette époque, que cette amitié entre eux avait quelque chose de… sacré. N’était-ce pas ce que Francis avait ressenti, lui aussi ? Il se souvint de ses paroles, à Marsac, cinq jours plus tôt : « Tu étais mon grand frère, tu étais mon Seymour — et, pour moi, d’une certaine façon, ce grand frère-là s’est suicidé le jour où il est entré dans la police. » Pur mensonge ? Francis Van Acker était-il quelqu’un qui cherchait à se venger de ceux qui étaient plus talentueux, plus doués ou plus beaux que lui ? Son esprit sarcastique cachait-il un profond complexe d’infériorité ? N’avait-il manipulé et séduit Marianne que pour le compenser — et parce qu’elle était une proie facile à ce moment-là ? Une hypothèse se faisait jour dans son esprit. Mais elle était par trop absurde, par trop aberrante pour être prise en considération.

Marianne… Pourquoi ne l’avait-elle toujours pas appelé ? Attendait-elle qu’il le fasse ? Avait-elle peur qu’il interprétât son appel comme une tentative de sa part pour manipuler celui qui pouvait sortir son fils de prison ? Ou bien y avait-il autre chose ? L’inquiétude le rongeait. Il avait envie de la revoir le plus vite possible, il ressentait déjà ce manque dont il avait eu tellement de mal à se défaire. Dix fois depuis hier il avait été sur le point de composer son numéro. Dix fois il y avait renoncé. Pourquoi ? Et Elvis… Que venait-il faire dans le tableau ? Il venait d’échapper à ce qui ressemblait fort à une tentative de meurtre, il était entre la vie et la mort et il avait rassemblé ses dernières forces pour dire à Servaz de fouiller dans son passé. Enfin, il y avait Lacaze. Lacaze qui refusait de dire où il était vendredi soir. Lacaze qui avait un mobile et pas d’alibi… Lacaze dont l’audition en tant que témoin assisté se poursuivait dans le bureau du juge : elle avait débuté quatre heures plus tôt, mais le député s’obstinait dans son mutisme suicidaire… Elvis, Lacaze, Francis, Hirtmann : les acteurs de ce drame dansaient une ronde autour de lui comme dans une partie de colin-maillard. Il était le joueur central, celui qui avait les yeux bandés, les mains tendues, et il devait trouver l’assassin à tâtons.

Servaz descendit de la Jeep, la verrouilla et se mit en marche. La petite rue à l’écart du centre était bordée de grandes maisons bourgeoises entourées de jardins arborés. Un grand nombre de voitures étaient garées le long des trottoirs. Il repéra un emplacement, mais il y avait un lampadaire à proximité. Le soir commençait à tomber et il n’était pas encore allumé.

Il passa sans s’arrêter, retourna au centre-ville et repéra un magasin d’articles de pêche et de bricolage sur le point de fermer. Le vieil homme lui jeta un regard perplexe quand il lui expliqua qu’il cherchait une canne à pêche avec ou sans moulinet, mais suffisamment rigide et suffisamment longue. Finalement, il ressortit avec une canne télescopique en fibre de verre et carbone dont les six éléments déployés pouvaient atteindre quatre mètres.

Servaz revint dans la petite rue tranquille, sa canne sur l’épaule. Il longea le trottoir en jetant de discrets regards à droite et à gauche, s’arrêta sous le lampadaire et donna deux coups puissants et rapides avec le bout de la canne. Au deuxième, l’ampoule explosa. Cela ne lui avait pas pris plus de trois secondes. Il repartit aussitôt, tout aussi nonchalamment.

Il gara sa Jeep sur l’emplacement cinq minutes plus tard, en priant pour que personne n’eût repéré son petit manège. Quelques fenêtres avaient commencé à s’allumer aux façades obscures et la pénombre descendait lentement sur la rue.

Francis Van Acker habitait une grande maison en forme de T, datant du début du siècle dernier, un numéro plus loin. Servaz en distinguait la haute silhouette à travers les branches d’un pin et la chevelure d’un saule. Perchée sur une petite butte, émergeant de massifs et de haies noirs à cette heure, elle semblait écraser ses voisines de sa masse. De la lumière éclairait le triple bow-window du premier étage, sur le côté droit de la maison, juste au-dessus du jardin d’hiver de style haussmannien, avec ses colonnes, ses éléments cintrés et ses dentelures en fer forgé, que Servaz devinait dans l’obscurité naissante.

Il se fit la réflexion que la villa correspondait à son propriétaire : la même morgue, le même orgueil. Elle les projetait, ainsi que son ombre peu rassurante, autour d’elle. À part la lumière à droite, le reste de la bâtisse était plongé dans le noir. Servaz sortit son paquet de cigarettes. Il se demanda ce qu’il attendait de cette surveillance. il n’allait quand même pas revenir ici tous les soirs. Il pensa à Vincent et à Samira, et un frisson courut le long de sa colonne vertébrale. Il avait confiance dans ses deux adjoints : Vincent prendrait sa mission d’autant plus à cœur qu’il connaissait bien Margot. Et Samira, en dépit de ses tenues excentriques, était un de ses meilleurs éléments… Sauf qu’en face l’adversaire n’avait rien à voir avec ceux qui hantaient d’ordinaire l’hôtel de police et les salles d’audience du palais de justice.

Il passa les deux heures suivantes à observer la maison et les rares allées et venues dans la rue : des voisins qui rentraient tard de leur travail pour la plupart, ou qui sortaient leurs poubelles ou leur chien. Petit à petit, la lueur des téléviseurs se mit à palpiter dans les salons, et des fenêtres s’allumèrent aux étages. Il se demanda où il avait lu cette phrase : « Partout où luit la télévision veille quelqu’un qui ne lit pas. » Il aurait bien aimé être chez lui, à écouter Mahler en sourdine, un livre ouvert sur les genoux.