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Ce soir-là, Ziegler rentra tard. Au dernier moment, elle avait dû régler une histoire de bagarre d’ivrognes dans un bar d’Auch : deux types qui n’avaient même pas la force de se battre tellement ils étaient bourrés, mais assez de force pour sortir une lame et qui s’étaient lamentablement apitoyés sur leur sort à l’arrivée des forces de l’ordre d’une manière si larmoyante et écœurante qu’elle aurait aimé qu’il existât un délit nommé « connerie au dernier degré » pour pouvoir les coffrer. Elle se débarrassa de son uniforme imbibé de sueur et passa sous la douche. Quand elle en ressortit, elle avait trois textos de Zuzka sur son portable. Ziegler grimaça. Elle ne se sentait pas le courage d’appeler son amie après cette journée éreintante et triste à pleurer. Elle n’avait rien à partager… Et puis, une autre tâche l’attendait.

Merci, Martin. Grâce à toi, je sens que je ne vais pas tarder à avoir des emmerdes dans mon couple. Consultante, tu parles !

Elle ouvrit les fenêtres pour laisser entrer l’air du soir à peine plus frais que celui étouffant de son salon. Le calme régnait dans la gendarmerie. Elle mit la télé en sourdine, glissa une pizza boulettes au bœuf, lardons, oignons, sauce barbecue et mozzarella dans le micro-ondes et traversa le salon en pyjama jusqu’à son Mac.

Tout en soufflant pour refroidir le fromage trop chaud de la pizza et en sirotant un grand gin tonic plein de glaçons, elle pianota sur son clavier.

Une photo des lettres « J H. », que Martin avait trouvées gravées sur le tronc, apparut sur l’écran. Espérandieu la lui avait fait parvenir. Elle ouvrit une deuxième fenêtre, tapa Marsac dans Google Maps, passa à l’image satellite et zooma progressivement sur la rive nord du lac jusqu’à atteindre le grossissement maximal, mais c’était flou, et elle rétrograda jusqu’à ce que trois centimètres égalent cinquante mètres. Elle déplaça lentement le curseur le long de la rive. Vues du ciel, certaines des demeures qu’elle avait devant les yeux étaient de véritables petits châteaux : courts de tennis, piscines, pool-houses, dépendances, parcs arborés, pontons sur le lac pour dériveurs légers ou canots à moteurs, voire une serre ou une aire de jeux pour les enfants. Une dizaine, pas plus : la partie urbanisée du lac n’excédait pas deux kilomètres de long. Celle de Marianne Bokhanowsky était la dernière avant les bois touffus qui colonisaient les rives occidentale et méridionale du lac et qui formaient ensuite une forêt s’étendant sur des kilomètres.

Elle déplaça le curseur jusqu’au moment où elle tomba sur une route qui traversait la forêt. À deux cents mètres environ de la limite ouest du jardin de Marianne. Elle décrivait un J dont l’extrémité supérieure était dirigée vers le nord et la boucle descendante vers l’ouest. Une aire de stationnement, avec ce qui ressemblait à deux tables de pique-nique, se trouvait au milieu de la boucle. Il y avait fort à parier que Hirtmann était parti de là. La définition de l'image et la densité des feuillages ne lui permettaient pas de voir s’il y avait un sentier. Elle décida d’aller y faire un tour le lendemain, si les raseurs de service se tenaient tranquilles malgré la chaleur. La police scientifique avait exploré les alentours de la source : à en croire Espérandieu, ils n’avaient rien trouvé — mais avaient-ils poussé leurs explorations plus loin ? Elle en doutait.

Elle sentait l’excitation croître : la piste était à nouveau fraîche. Elle n’avait plus besoin de compulser des informations et des dossiers sur lesquels d’autres s’étaient usé les yeux avant elle et qui avaient dormi dans des ordinateurs ou pris la poussière au fond des tiroirs pendant des mois : Martin s’était engagé à lui faire parvenir les informations au fur et à mesure qu’elles lui arriveraient. Avec cette enquête à Marsac, il n’avait pas le temps de s’en occuper lui-même. Et il avait collé ses deux adjoints à la surveillance de Margot.

C’est ta chance, ma belle. À toi de ne pas la laisser passer. Tu n’as pas beaucoup de temps.

La cellule de Paris n’avait envoyé personne sur place pour l’instant. Un e-mail et deux lettres gravées au couteau dans un tronc : un peu léger pour débloquer une ligne budgétaire. Mais, tôt ou tard, la surveillance de Margot cesserait, Martin bouclerait son enquête et la police reprendrait la main. Si elle parvenait à une percée décisive d’ici là, elle savait déjà que Martin n’était pas du genre à s’approprier les résultats des autres. Sa hiérarchie grincerait des dents de n’avoir pas été tenue informée, mais personne ne pourrait lui enlever qu’elle avait fait avancer un dossier dans lequel des dizaines d’enquêteurs s’échinaient depuis des mois.

Qu’est-ce qui te permet de penser que tu vas y arriver ? Elle passa les deux heures suivantes à préparer son attaque du système informatique de la maison d’arrêt où était incarcérée Lisa Ferney. La première manœuvre consistait à récupérer sur un forum de hackers un « botnet », un programme-robot. Ziegler connaissait plusieurs forums de pirates informatiques, elle les fréquentait peu, mais depuis suffisamment longtemps. Chez les pirates, l’ancienneté tient lieu de carte de visite ; comme dans les gangs, comme dans n’importe quelle organisation criminelle, les petits nouveaux, les « newbies », doivent d’abord faire leurs preuves. Bien entendu, elle veillait à se connecter de manière anonyme. La solution consistait à utiliser un site web conçu à cet effet, en d’autres termes un serveur proxy qui se connectait à sa place, dissimulait les traces qu’elle laissait sur Internet et modifiait son adresse IP et sa localisation. Elle en choisit un qu’elle savait particulièrement fiable parmi une longue liste d’anonymiseurs payants ou gratuits. Il s’appelait Astrangeriswatching.com. Elle se connecta et vit s’afficher le message suivant :

Welcome to Astrangeriswatching — Free Anonymous Proxy Service. Your privacy is our mission !

C’était loin d’être gratuit, et cela lui prit un certain temps, mais au final, elle se retrouva avec une variante écrite sur mesure du fameux programme Zeus, le roi des Chevaux de Troie (On ne sort pas de l’Antiquité, s’amusa-t-elle intérieurement.) Codé en C++, compatible avec toutes les versions de Windows, Zeus avait déjà infecté et investi des millions d’ordinateurs à travers le monde, dont ceux de la Bank of America et de la Nasa. La seconde manoeuvre consista à trouver une faille dans le système informatique de la prison. Pour cela, elle disposait de l’adresse mail du directeur lui-même. Elle la lui avait demandée avant de repartir. Elle l’avait à présent sous les yeux. Elle incorpora le botnet dans un document PDF, invisible pour les pare-feu et les antivirus du ministère de la Justice, puis elle passa à la phase 3 : le « social engineering », lequel consiste — là encore comme dans la célèbre scène antique — à convaincre sa victime d’activer elle-même le piège qui lui est tendu. Elle envoya le fichier au directeur via un mail expliquant qu’elle avait mis en pièce jointe un certain nombre d’informations concernant sa pensionnaire dont il devait prendre connaissance de toute urgence. La seule faille de sa méthode était l’obligation d’envoyer le cheval de Troie en utilisant sa propre adresse mail. Un risque calculé. Si quelqu’un se rendait compte de l’attaque, elle prétendrait avoir été elle-même infectée. Lorsque le directeur cliquerait sur le document, Zeus irait se fondre dans les fichiers sytèmes de son disque dur sans qu’il se rende compte de rien. Il ouvrirait le fichier, verrait apparaître un message d’erreur, supprimerait peut-être le mail ou l’appellerait pour avoir des explications. Trop tard. Le programme aurait fait son nid.