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Alors qu’il atteignait le fond d’une vallée, Servaz vit le Spider tourner à gauche à deux cents mètres et s’engager sur une route encore plus étroite. Il l’imita et la petite route se mit aussitôt à grimper en décrivant des lacets. Ils traversèrent un hameau fait de trois ou quatre fermes accroché au faîte de la colline comme une rangée de dents cariées sur une mâchoire de travers. Il se força à ralentir pour ne pas se faire repérer. Au-delà, il devina, de part et d’autre de la route qui épousait la ligne de crête, des champs clôturés à la pente escarpée. Parvenu à un petit carrefour, il hésita sur la direction à prendre, jusqu’au moment où il aperçut les feux arrière loin sur sa gauche, entre les arbres. De nouveau, la route se mit à grimper. Puis elle atteignit un plateau et elle longea une grande futaie aérée, de hauts troncs droits régulièrement espacés comme les piliers d’une cathédrale ou d’une mosquée surdimensionnée. Il y en avait des centaines. La route était bordée de grandes coupes de bois qui formaient de hautes murailles de cylindres horizontaux.

Servaz sentait l’inquiétude le gagner. Où Van Acker allait-il comme ça ? Il avait choisi un itinéraire qui évitait les axes principaux de la région : une série de petites routes très secondaires et très peu fréquentées — surtout à une heure pareille. Servaz essayait de réfléchir, mais il était trop concentré sur sa conduite et sur la voiture devant lui.

Au carrefour suivant, au beau milieu d’un vaste plateau inhabité, couvert de lande et de boqueteaux et éclairé presque à giorno par le clair de lune, il découvrit un écriteau : « Gorges de la Soûle. » Il chercha le Spider des yeux mais ne le vit pas. Merde ! Servaz coupa le moteur et descendit. Le silence lui parut d’une qualité spéciale. Il n’y avait pas un souffle de vent et la nuit était étonnamment chaude. Il prêta l’oreille. Un bruit de moteur… Sur sa gauche… Il écouta, et de nouveau il perçut les changements de régime et le lointain crissement des pneus dans un virage. Il se remit au volant, fit décrire à la Jeep une large courbe et prit en direction des gorges.

Il les atteignit cinq minutes plus tard. Ralentit et gara le Cherokee au bord de la route. En plein jour, les gorges étaient un trou de verdure où la végétation bouillonnait, la forêt s’écartant seulement pour laisser passer quelques rayons de soleil et apparaître de hautes falaises de craie. Une rivière les longeait. Elle était large et peu rapide. Il y avait aussi plusieurs grottes sans profondeur au bord de la route, que les gens venaient visiter le dimanche quand Ils n’avaient rien d’autre à faire. À cette heure avancée de la nuit, elles n’avaient plus du tout le même aspect. Servaz y était venu plus d’une fois dans sa jeunesse avec Francis, Marianne et les autres.

Quelque chose comme un pressentiment lui disait que c’était peut-être là la destination de Van Acker. Il y avait toujours eu une part romantiquement sombre dans l’esprit de Francis et ce décor lui correspondait bien. Un peu comme les peintures de Caspar David Friedrich. Si Francis était garé quelque part dans les gorges et que Servaz s’y engageait, son ami ne manquerait pas de le repérer. Personne n’empruntait cette route très secondaire à cette heure de la nuit. Francis le regarderait passer et il comprendrait que Martin le suivait et le soupçonnait. Et si Van Acker avait continué sa route, il l’avait de toute façon perdu — mais il aurait parié que non.

Il y avait un chemin à deux mètres de son pare-chocs arrière. Il s’y engagea très lentement, à reculons, jusqu’à ce que le véhicule soit invisible de la route, au cas où Francis repasserait par là. Il éteignit les phares, coupa le moteur et descendit. Aucun bruit. À part le murmure de la rivière qui coulait de l’autre côté de la route, tout était silencieux. Il referma doucement la portière. Écouta. Un oiseau nocturne cria quelque part. Rien d’autre. Il tenta d’analyser la situation. Il n’avait pas trop le choix, sa seule option était d’entrer dans la gorge. Il se dit que Van Acker était peut-être déjà loin et qu’il était absolument seul au milieu de nulle part, en train de se livrer à un manège ridicule. Il sortit son portable de sa poche et l’éteignit. Puis il se mit en marche le long de la route plongée dans l’obscurité, sous le ciel étoilé.

En marchant sur l’asphalte, il se demanda ce qu’il savait de Van Acker aujourd’hui. Qu’avait-il fait durant toutes ces années ? Leurs vies avaient pris des directions si différentes… Il songea que Francis avait toujours été un mystère, il avait toujours été opaque. Peut-on avoir pour meilleur ami la personne que l’on connaît le moins ? Deux êtres si proches et pourtant tellement différents. Nous changeons. Tous. Irrémédiablement. Une part de nous-mêmes reste identique : le noyau, le cœur pur venu de l’enfance, mais tout autour s’accumulent tant de sédiments. Jusqu’à défigurer l’enfant que nous étions, jusqu’à faire de l’adulte un être si différent et si monstrueux que, si l’on pouvait se dédoubler, l’enfant ne reconnaîtrait pas l’adulte qu’il est devenu — et serait sans doute terrifié à l’idée de devenir cette personne-là.

Il s’enfonçait toujours plus avant dans la gorge. À présent, le son de la rivière proche couvrait tout autre bruit. La route décrivait de longs virages qu’il suivait en marchant de plus en plus vite. Il essayait de percer du regard les taillis qui la bordaient, mais en vain. L’obscurité était presque complète ici, au fond de la gorge. Toujours aucun bruit… Où était-il passé ? Il avait franchi quelques mètres supplémentaires lorsqu’il l’aperçut enfin. Entre les arbres et les taillis. Garé au-delà du virage suivant. Un bout de carrosserie et un phare : le Spider rouge… il s’immobilisa, se pencha légèrement. Deux autres phares apparurent entre les arbres : il y avait deux voitures garées là-bas. Et deux silhouettes dans l’Alfa Romeo. Il hésita sur la conduite à tenir. Était-il possible de s’approcher davantage sans se faire repérer ? Ou valait-il mieux attendre que la deuxième personne sorte pour rejoindre son véhicule ? Il se dit qu’il avait un avantage sur eux. De l’intérieur de la voiture, rien d’autre ne devait être visible que ce qui se trouvait dans le faisceau des phares, c’est-à-dire la falaise aveuglée par la lumière violente juste dans l’axe de la voiture, là où l’une des grottes peu profondes s’ouvrait, entièrement illuminée.

S’il se faufilait à travers les bois, il demeurerait invisible. La question était plutôt le bruit qu’il risquait de faire au cours de son approche. Mais les deux personnes étaient en pleine conversation et le bruit de la rivière le dissimulerait. Il commença à se faufiler parmi les arbres et les fourrés, mais sa progression se révéla très vite bien moins aisée qu’il ne l’avait escompté. Les taillis étaient si denses et si sombres qu’il était impossible de distinguer les nombreux obstacles qui se présentaient et il était sans arrêt confronté à des halliers encore plus impénétrables qui l’obligeaient à faire de longs détours. À plusieurs reprises, il manqua se tordre la cheville dans le noir à cause d’un accident du terrain ou d’une branche couchée en travers de son chemin. Des branchages bas lui griffaient les joues et le front, et sa chemise s’accrocha plusieurs fois à des ronces. Il s’arrêtait régulièrement. Observait les deux silhouettes dans la voiture, puis repartait. Au bout d’un temps qui lui parut très long, il se retrouva devant un obstacle infranchissable. Un ruisseau qui coulait, invisible dans l’obscurité et qui devait se jeter plus bas dans la rivière. Servaz devina sa présence à une brusque déclivité sous ses semelles, à l’absence de végétation et au bruit de l’eau. Il retira sa chaussure et sa chaussette, retroussa son pantalon et tenta une reconnaissance, mais sa jambe s’enfonça dans l’eau froide jusqu’au genou sans que son pied eût touché le fond. De l’autre côté, les deux silhouettes n’étaient plus qu’à quelques mètres, mais elles lui tournaient le dos. Il se déplaça latéralement le long du ruisseau et le passager lui apparut plus distinctement. Ou plutôt la passagère… Une femme… Cheveux longs… De quelle couleur, il n’en avait aucune idée. Pas plus qu’il ne pouvait deviner son âge de là où il se trouvait.