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Robert Silverberg

Le château de Lord Valentin

LE LIVRE DU ROI DES RÊVES

1

Enfin, après toute une journée de marche à travers des vapeurs dorées de chaleur humide qui l’enserraient d’une gangue molletonneuse, Valentin atteignit une grande falaise crayeuse qui surplombait la cité de Pidruid. C’était la capitale de la province qui s’étalait dans toute sa splendeur, la plus grande ville qui s’était trouvée sur son chemin depuis – depuis quand ? – la plus grande, en tout cas, depuis le début de sa longue période d’errance.

Il décida de faire une halte et trouva un endroit où s’asseoir au bord de l’escarpement crayeux et, enfonçant ses bottes dans l’amas de roches tendres et effritées, il laissa son regard errer sur Pidruid, clignant des yeux comme quelqu’un qui vient de se réveiller. C’était une chaude journée d’été, le crépuscule ne viendrait pas avant plusieurs heures et le soleil brillait haut dans le ciel au-delà de Pidruid, au-dessus de la Grande Mer. Je vais me reposer ici un moment, se dit Valentin, puis je descendrai jusqu’à Pidruid et me mettrai en quête d’un logement pour la nuit.

Pendant qu’il se reposait, il entendit des cailloux descendre la pente en roulant depuis un point situé au-dessus de lui. Sans hâte, il tourna la tête pour regarder dans la direction d’où il était venu. Il découvrit un jeune pâtre aux cheveux paille et au visage couvert de taches de rousseur qui faisait descendre la colline à ses montures, un troupeau de quinze à vingt têtes. Les animaux à la robe luisante étaient gras et avaient visiblement été fort bien soignés. La monture du garçon paraissait plus vieille et plus efflanquée, une bête pleine de sagesse et d’expérience.

— Holà ! s’écria-t-il en s’adressant à Valentin. Dans quelle direction vas-tu ?

— Pidruid. Et toi ?

— Moi aussi. Je mène ces montures au marché. Mais je dois dire que ça donne soif. As-tu du vin ?

— Un peu, répondit Valentin.

Il tapota la gourde reposant sur sa hanche, à l’endroit où quelqu’un de plus belliqueux aurait pu porter une arme.

— C’est un bon vin rouge qui vient de l’intérieur des terres. Je le regretterai quand il sera fini.

— Donne-m’en un peu et je te prêterai une monture pour gagner la ville avec moi.

— Ça me va, répondit Valentin.

Il se leva pendant que le garçon mettait pied à terre et s’approchait en descendant péniblement à travers les éboulis. Valentin lui tendit la gourde. Il estima que le garçon n’avait pas plus de quatorze ou quinze ans. Il était petit pour son âge mais avait déjà un torse large et une musculature bien développée. Il arrivait à peine au coude de Valentin qui n’était pas exceptionnellement grand. C’était un homme robuste, d’une taille légèrement au-dessus de la moyenne, aux épaules larges et droites et aux mains fortes et habiles.

Le garçon agita le vin dans la gourde, le huma en connaisseur, hocha la tête en signe d’approbation, but une longue gorgée et dit en soupirant d’aise :

— Je n’ai cessé d’avaler de la poussière depuis Falkynkip ! Et cette chaleur poisseuse est absolument suffocante. Encore une heure sans boire et je tombais raide mort !

Il rendit la gourde à Valentin.

— Tu habites en ville ?

Le visage de Valentin se rembrunit.

— Non.

— Alors, tu es venu pour le festival ?

— Le festival ?

— Tu n’es pas au courant ?

Valentin secoua la tête. Il sentit le regard brillant et moqueur du garçon peser sur lui et en fut embarrassé.

— J’ai voyagé. Je n’ai pas suivi les nouvelles. C’est l’époque du festival à Pidruid ?

— C’est cette semaine, répondit le garçon. Tout commence Steldi. Le grand défilé, le cirque, les cérémonies grandioses. Regarde là-bas. Tu ne le vois pas ? Il entre dans la ville.

Il désignait quelque chose du doigt. Valentin suivit la direction indiquée par le bras tendu du garçon et, plissant les yeux, il fouilla du regard le quartier sud de Pidruid, mais ne vit qu’un moutonnement de toits de tuiles vertes et un lacis de vieilles rues dont le tracé semblait n’obéir à aucun plan. Il secoua de nouveau la tête.

— Là, fit le garçon avec impatience. Près du port. Tu vois ? Les vaisseaux ? Ces cinq énormes bâtiments où flotte son étendard ? Et il y a le cortège qui passe sous la porte du Dragon et qui commence à défiler le long de la voie Noire. Je crois que c’est son carrosse qui arrive au niveau de l’arc des Rêves. Tu ne vois donc pas ? Tu n’as pas les yeux en face des trous ?

— Je ne connais pas la ville, répondit Valentin d’une voix douce. Mais c’est vrai, je vois le port et les cinq vaisseaux.

— Bon. Maintenant, si tu pars vers la ville… tu vois la grande porte de pierre ? Et la grande artère qui la traverse ? Et cet arc triomphal, juste en deçà de…

— Oui, je vois maintenant.

— Et son étendard sur le carrosse ?

— L’étendard de qui ? Excuse-moi de paraître aussi ignorant, mais…

— De qui ? De qui ? Mais c’est l’étendard de lord Valentin ! Le carrosse de lord Valentin ! C’est l’escorte de lord Valentin qui défile dans les rues de Pidruid. Tu ne sais pas que le Coronal est arrivé ?

— Non, je ne savais pas.

— Et le festival ! Pourquoi crois-tu qu’il y a un festival à cette époque de l’année, si ce n’est en l’honneur de la venue du Coronal ?

— J’ai voyagé et je n’ai pas suivi les nouvelles, répéta Valentin en souriant. Veux-tu encore un peu de vin ?

— Il n’en reste plus guère, fit le garçon.

— Vas-y. Finis-le. J’en achèterai d’autre à Pidruid.

Il lui tendit la gourde et se tourna de nouveau vers la ville, laissant son regard glisser jusqu’en bas de la pente et errer au-dessus des faubourgs boisés jusqu’à la cité peuplée d’une foule grouillante et, au-delà, vers le front de mer jusqu’aux grands navires, aux étendards, au défilé des gardes et au carrosse du Coronal. Ce devait être une date marquante dans l’histoire de Pidruid, car le Coronal régnait du haut du lointain Mont du Château, tout à fait à l’autre bout du monde, si loin que lui et son château en étaient presque légendaires, les distances étant ce qu’elles étaient sur la planète de Majipoor. Les Coronals de Majipoor ne se déplaçaient pas souvent jusqu’au continent Ouest. Mais Valentin restait étrangement indifférent à la présence de son royal homonyme dans la ville toute proche. Je suis ici et le Coronal est ici, se dit-il, et cette nuit, il dormira dans un des luxueux palais des maîtres de Pidruid, et moi je dormirai sur un tas de foin, et puis il y aura un grand festival. Et en quoi cela me concerne-t-il ? Il s’en voulut presque d’opposer une telle placidité à l’excitation de son compagnon. C’était faire preuve d’impolitesse.

— Il ne faut pas m’en vouloir, dit-il. Je suis si peu au courant de ce qui s’est passé dans le monde ces derniers mois. Pourquoi le Coronal est-il ici ?

— Il fait le Grand Périple, répondit le garçon. Il visite toutes les provinces du royaume pour marquer son accession au trône. C’est notre nouveau Coronal, tu sais, lord Valentin, qui ne règne que depuis deux ans. C’est le frère de lord Voriax, qui est mort. Tu savais quand même que lord Voriax était mort et que lord Valentin était notre Coronal ?

— Je l’avais entendu dire, répondit Valentin d’un ton vague.

— Eh bien, c’est lui qui est là, à Pidruid. Il fait le tour du royaume pour la première fois depuis qu’il est entré au Château. Il vient de passer un mois dans le Sud, dans les provinces de la jungle. Aujourd’hui, il a remonté la côte jusqu’à Pidruid, ce soir il fait son entrée dans la ville, et dans quelques jours il y aura le festival, à boire et à manger pour tout le monde, des jeux, des danses, toutes sortes de réjouissances, et aussi un grand marché où ces animaux me rapporteront une fortune. Après, il continue son voyage en traversant tout le continent de Zimroel, de capitale en capitale, un voyage de tant de milliers de kilomètres que cela me donne mal à la tête rien que d’y penser. Et puis, de la côte orientale, il se rembarquera pour Alhanroel et le Mont du Château, et plus personne à Zimroel ne le reverra pendant vingt ans ou plus. Ce doit être bien agréable d’être Coronal !