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— Comment pourrais-je apprendre à jongler en quatre jours ?

— Vous ne serez qu’un simple apprenti, répondit le Skandar. Nous trouverons bien des exercices à vous faire faire pour la grande parade, qui ne seront déshonorants ni pour vous ni pour nous. La loi, autant que je puisse en juger, n’exige pas de tous les membres de la troupe qu’ils aient des responsabilités et des capacités égales. Mais trois d’entre nous doivent être humains.

— Et après le festival ?

— Accompagnez-nous de ville en ville.

— Vous ne savez rien de moi et vous m’invitez à partager votre existence ?

— Je ne sais rien de vous et ne veux rien savoir de vous. J’ai besoin d’un jongleur de votre race. Je vous paierai le vivre et le couvert partout où nous irons et je vous donnerai dix couronnes par semaine en plus. C’est oui ?

Il y avait une lueur étrange dans les yeux de Carabella, comme si elle essayait de lui dire : « Tu peux demander le double de ce salaire et l’avoir, Valentin. » Mais l’argent n’avait pas d’importance. Il pourrait manger à sa faim et aurait un endroit où dormir, et il serait avec Carabella et Sleet qui étaient deux des trois êtres humains qu’il connaissait dans cette ville et même, réalisa-t-il avec une certaine confusion, dans le monde entier. Car il y avait un vide en lui, là où il aurait dû y avoir un passé ; il avait de vagues notions de parents, de cousins et de sœurs et d’une enfance quelque part dans l’est de Zimroel, mais rien de tout cela ne lui semblait réel, rien n’avait de densité ni de substance. Et il y avait aussi un vide en lui, là où il aurait dû y avoir un avenir. Ces jongleurs promettaient de le combler. Mais pourtant…

— À une condition, dit Valentin.

— Laquelle ? demanda Zalzan Kavol, l’air mécontent.

Valentin montra Shanamir d’un signe de tête.

— Je crois que ce garçon est las d’élever des montures à Falkynkip et qu’il aimerait peut-être parcourir le monde. Je vous demande de lui offrir à lui aussi une place dans votre troupe…

— Valentin ! s’écria le garçon.

— … comme valet, comme palefrenier, ou même comme jongleur s’il est doué, poursuivit Valentin, et s’il est d’accord, pour partir avec nous, de l’accepter en même temps que moi. Pouvez-vous faire cela ?

Zalzan Kavol resta silencieux pendant quelques instants, comme s’il effectuait un calcul, puis un grognement à peine audible s’éleva des profondeurs de sa masse hirsute. Enfin, il demanda :

— Cela t’intéresserait de te joindre à nous, garçon ?

— Si cela m’intéresserait ? Moi ?

— C’est bien ce que je craignais, dit le Skandar d’un ton morose. Alors, l’affaire est faite. Nous vous engageons à treize couronnes par semaine pour tous les deux, plus le vivre et le couvert. D’accord ?

— D’accord, dit Valentin.

— D’accord ! s’écria Shanamir.

Zalzan Kavol vida d’un trait le reste du vin de feu.

— Sleet, Carabella, ordonna-t-il, emmenez cet étranger dans la cour et commencez à faire de lui un jongleur. Toi, garçon, tu viens avec moi. Je veux que tu jettes un coup d’œil à nos montures.

6

Ils sortirent. Carabella fila à toutes jambes dans le dortoir pour aller chercher du matériel. Valentin prit plaisir à regarder les mouvements gracieux de sa course, imaginant le jeu des muscles souples sous ses vêtements. Sleet cueillait des baies bleu et blanc sur l’une des grandes plantes grimpantes de la cour et les lançait dans sa bouche.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Valentin.

— Des thokkas, répondit Sleet en lui en lançant une. À Narabal, où je suis né, un thokka qui commence à pousser le matin atteint la hauteur d’une maison dans l’après-midi. Bien entendu, le sol est d’une grande richesse à Narabal, et la pluie tombe tous les matins à l’aube. Une autre ?

— S’il te plaît.

D’un coup sec et précis du poignet, Sleet lui envoya une baie. Le geste était dépourvu d’ampleur, mais efficace. Sleet était un homme d’une grande retenue, léger comme une plume, sans un gramme de chair superflue, aux gestes précis et à la voix sèche et posée.

— Mâche bien les graines, conseilla-t-il à Valentin, elles favorisent la virilité.

Il émit un petit rire.

Carabella revint, portant un grand nombre de balles de couleur en caoutchouc avec lesquelles elle jonglait rapidement en traversant la cour. Lorsqu’elle arriva à la hauteur de Valentin et de Sleet, elle lança sans s’interrompre une des balles à Valentin et trois à Sleet. Elle en garda trois pour elle.

— Pas de couteaux ? demanda Valentin.

— C’est du tape-à-l’œil, répondit Sleet. Aujourd’hui, nous étudions les principes fondamentaux. Nous étudions la philosophie de notre art. Les couteaux risqueraient de nous distraire.

— La philosophie ?

— T’imagines-tu que la jonglerie n’est qu’une suite de tours, demanda le petit homme d’un air offensé, une distraction pour les badauds, un moyen de ramasser quelques couronnes dans un carnaval de province ? C’est tout cela, c’est vrai, mais c’est avant tout un art de vivre, ami, un credo, une forme de culte.

— Et un genre de poésie, dit Carabella.

— Oui, cela aussi, fit Sleet avec un hochement de tête approbateur. Et une mathématique. Elle nous enseigne le calme, le contrôle de soi, l’équilibre, le sens de la position des choses et la structure profonde du mouvement. Une harmonie silencieuse s’y attache. Mais par-dessus tout, il y a une discipline. Ai-je l’air prétentieux en disant cela ?

— C’est bien son intention, d’être prétentieux, intervint Carabella, une lueur malicieuse dans l’œil. Mais tout ce qu’il dit est vrai. Es-tu prêt à commencer ?

Valentin hocha la tête.

— Essaie de trouver le calme intérieur, dit Sleet. Purifie ton esprit de toute pensée et de tout calcul inutile. Transporte-toi au centre de ton être et n’en bouge plus.

Valentin posa les pieds bien à plat sur le sol, prit trois longues inspirations, décontracta les épaules de manière à ne plus sentir le poids de ses bras ballants et attendit.

— Je pense, dit Carabella, que cet homme vit la plupart du temps au centre de son être. Ou bien qu’il n’ai pas de centre et ne peut donc jamais en être très éloigné.

— Es-tu prêt ? demanda Sleet.

— Prêt.

— Nous allons t’enseigner les principes fondamentaux, l’un après l’autre. Jongler, c’est effectuer en succession rapide une suite de petits mouvements discrets qui donnent l’apparence de la continuité et de la simultanéité. La simultanéité est une illusion, ami, quand on jongle et même quand on ne jongle pas. Tous les événements se produisent l’un après l’autre.

Sleet avait un sourire sans chaleur. Il semblait parler d’un lieu situé à des milliers de kilomètres.

— Ferme les yeux, Valentin. L’orientation dans le temps et dans l’espace est essentielle. Pense à l’endroit où tu es et où tu te situes par rapport au monde.

Valentin se représenta Majipoor, cette sphère imposante suspendue dans l’espace, dont la moitié ou plus était couverte par la Grande Mer. Il se vit lui-même, planté à la pointe de Zimroel, avec la mer dans son dos et tout un continent qui se déroulait devant lui. Il vit la Mer Intérieure avec l’Île du Sommeil et, au-delà, Alhanroel dont la partie méridionale s’élevait jusqu’à l’énorme protubérance bombée du Mont du Château. Au-dessus, le soleil, jaune légèrement teinté de vert bronze, qui dardait ses rayons de feu sur la poussière de Suvrael et sur les tropiques, et réchauffait le reste de la planète, et les satellites de Majipoor quelque part dans le lointain, et les étoiles encore plus loin, et les autres mondes, les mondes d’où venaient les Skandars, les Hjorts, les Lii et tous les autres, et même le monde dont sa propre race était issue, la Vieille Terre d’où ils avaient émigré quatorze mille ans auparavant, un minuscule monde bleu, ridiculement petit lorsqu’on le comparait à Majipoor, très loin, à demi oublié dans une autre partie de l’univers. Et sa pensée revint en sens inverse depuis les étoiles jusqu’à ce monde, ce continent, cette ville, cette auberge, cette cour, ce petit coin de sol humide dans lequel s’enfonçaient ses bottes, et il dit à Sleet qu’il était prêt.