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Et pendant que son âme s’élevait au plus haut point d’exaltation, Valentin perçut, grâce à un infime signal de sa conscience qui, à tous autres égards, avait atteint la transcendance, qu’il n’était plus enraciné à sa place mais qu’il avait commencé à avancer, comme magiquement attiré par les balles qui continuaient leur rotation en s’écartant insidieusement de lui. Elles reculaient à travers la cour à chaque série de lancers – et de nouveau il les percevait comme des séries et non plus comme une rotation ininterrompue – et il lui fallait maintenant avancer de plus en plus vite pour suivre l’allure. Il courait presque, trébuchant et titubant autour de la cour pendant que Carabella et Sleet se bousculaient pour l’éviter, et finalement les balles se trouvèrent totalement hors de sa portée malgré un ultime plongeon désespéré. Elles s’éloignèrent en rebondissant dans trois directions.

Valentin s’agenouilla, haletant. Il entendit le rire de ses instructeurs et se mit à rire avec eux.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il enfin. Tout se passait si bien… et puis… et puis…

— Les petites erreurs s’accumulent, lui dit Carabella. Tu es transporté d’émerveillement par tout cela, tu lances une balle légèrement en dehors de l’axe et cela t’oblige à avancer la main pour la recevoir, et ce geste te fait effectuer le lancer suivant en dehors de l’axe à son tour, et le suivant, et ainsi de suite jusqu’à ce que tout commence à s’éloigner, et tu cours après, mais la poursuite est vouée à l’échec. Cela arrive à tout le monde au début. Il ne faut pas y attacher d’importance.

— Ramasse tes balles, dit Sleet. Dans quatre jours tu jongles devant le Coronal.

7

Il s’exerça pendant des heures, se limitant à trois balles, mais répétant l’exercice jusqu’à ce qu’il eût pénétré l’infini une douzaine de fois, passant de l’ennui à l’extase et de l’extase à l’ennui si souvent que l’ennui lui-même devint extase. Ses vêtements étaient trempés de sueur et collaient à sa peau comme des serviettes chaudes et humides. Même quand commença une de ces brèves et légères ondées fréquentes à Pidruid, il continua à lancer les balles. L’averse se termina et fit place à une étrange lumière crépusculaire émanant du soleil couchant masqué par une légère brume. Et Valentin jonglait toujours. Une folle énergie le possédait. Il était vaguement conscient de voir des formes se déplacer dans la cour, Sleet, Carabella, les différents Skandars, Shanamir, des étrangers, qui allaient et venaient, mais il ne leur prêtait pas la moindre attention. Lui, qui avait été comme un récipient vide dans lequel on avait versé cet art, ce mystère, n’osait s’arrêter, de crainte de tout perdre et de se retrouver vide et creux comme avant.

Puis quelqu’un s’approcha et il se retrouva soudain les mains vides, et il comprit que Sleet avait intercepté les balles une à une pendant qu’elles décrivaient leur courbe devant son nez. Pendant quelques instants, les mains de Valentin continuèrent malgré tout à remuer à une cadence soutenue. Ses yeux refusaient de se fixer sur autre chose que le plan sur lequel il avait lancé les balles.

— Bois cela, dit Carabella avec douceur, et elle porta un verre à ses lèvres.

C’était du vin de feu ; il l’avala comme de l’eau. Elle lui en donna un autre.

— Tu as un don prodigieux, lui dit-elle. Tu n’as pas seulement la coordination, mais aussi la concentration. Tu nous as fait un peu peur, Valentin, quand tu n’as pas pu t’arrêter.

— D’ici Steldi, tu seras le meilleur de nous tous, dit Sleet. Le Coronal en personne te distinguera et te fera applaudir. Et vous, Zalzan Kavol ? Qu’en dites-vous ?

— Je dis qu’il est trempé et qu’il lui faut des vêtements propres, grommela le Skandar.

Il tendit quelques pièces à Sleet.

— Allez au bazar et achetez-lui quelque chose qui lui aille avant que les échoppes ne ferment. Carabella, emmène-le au purificateur. Nous dînons dans une demi-heure.

— Viens avec moi, dit Carabella.

Elle conduisit Valentin, qui était encore hébété, à travers la cour jusqu’aux dortoirs et derrière eux. Un purificateur rudimentaire avait été installé en plein air contre le bâtiment.

— L’animal ! fit-elle d’une voix furieuse. Il aurait au moins pu te dire un mot d’éloge. Mais ce n’est pas son genre, je suppose. Pourtant il était impressionné.

— Zalzan Kavol ?

— Impressionné, oui… étonné. Mais comment pourrait-il faire l’éloge d’un humain ? Tu n’as que deux bras. Enfin, il n’est pas du genre à faire des éloges. Allez, enlève ça.

Elle se dévêtit rapidement et il en fit de même, laissant tomber par terre ses vêtements trempés. La clarté de la lune lui dévoila la nudité de Carabella et il s’en délecta. Elle avait un corps mince et souple, presque semblable à celui d’un garçon, n’étaient les petits seins ronds et le brusque évasement des hanches sous la taille fine. Ses muscles bien développés jouaient sous la peau. Elle avait une fleur tatouée en vert et rouge en haut d’une fesse plate.

Elle l’entraîna sous le purificateur et ils restèrent debout, serrés l’un contre l’autre pendant que les vibrations les débarrassaient de la sueur et de la poussière Puis, toujours nus, ils retournèrent au dortoir où Carabella sortit un pantalon en tissu doux et gris pour elle et un justaucorps propre. Entre-temps, Sleet était revenu du bazar avec des vêtements neufs pour Valentin ; un pourpoint vert foncé orné de broderies écarlates, un pantalon rouge serré et un manteau bleu léger qui tirait sur le noir. C’était un costume beaucoup plus élégant que celui qu’il venait de quitter. En le portant, il se sentit comme quelqu’un qui vient d’être promu à un haut rang, et c’est d’une démarche altière qu’il accompagna Sleet et Carabella jusqu’à la cuisine.

Le dîner consistait en un ragoût – la viande qui entrait dans sa composition resta anonyme et Valentin n’osa pas demander – arrosé de grandes rasades de vin de feu. Les six Skandars étaient assis à un bout de la table, les quatre humains à l’autre, et la conversation fut languissante. À la fin du repas, Zalzan Kavol et ses frères se levèrent sans un mot et quittèrent la pièce.

— Nous les avons offensés ? demanda Valentin.

— C’est leur politesse habituelle, répondit Carabella.

Le Hjort qui lui avait parlé au petit déjeuner, Vinorkis, traversa la pièce et resta planté près de l’épaule de Valentin, baissant la tête et le fixant de ses gros yeux vitreux ; c’était bien évidemment une habitude chez lui, Valentin lui adressa un sourire gêné.