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— Combien étiez-vous là-haut ? demanda Valentin.

— S’il vous plaît, monsieur…

— Combien ?

L’homme gardait un silence obstiné.

— Laissez-moi lui tordre un peu le bras, supplia Lisamon Hultin.

— Ce ne sera pas nécessaire.

Valentin s’approcha de l’homme tremblant et lui dit d’une voix douce :

— Vous ne comprenez rien à tout cela, mais tout deviendra clair en temps voulu. Je suis le véritable Coronal, et par le serment que vous avez fait de me servir, je vous demande maintenant de répondre. Combien étiez-vous là-haut ?

Un conflit intérieur se peignait sur le visage de l’homme. D’une voix hésitante, à contrecœur, il répondit :

— Nous n’étions que deux, monsieur.

— Puis-je vous croire ?

— Par la Dame, monsieur !

— Vous n’étiez que deux. Très bien. Depuis combien de temps nous suiviez-vous ?

— Depuis… depuis Lumanzar.

— Quels étaient vos ordres ? Une nouvelle hésitation.

— De… d’observer tous vos mouvements et de faire notre rapport au campement demain matin.

À ces mots, Ermanar se renfrogna.

— Ce qui signifie que l’autre est probablement déjà en ce moment même à mi-chemin du lac.

— Vous croyez cela ?

C’était la voix rauque et bourrue de Zalzan Kavol. Le Skandar arriva au milieu d’eux et laissa tomber aux pieds de Valentin, comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac de sable, le corps d’un second soldat portant l’emblème de la constellation. Le lanceur d’énergie de Zalzan Kavol avait transpercé la chair.

— Je l’ai poursuivi pendant près d’un kilomètre, monseigneur. Et l’animal était rapide ! Il se déplaçait plus facilement que moi dans les décombres, et il commençait à gagner du terrain sur moi. Je l’ai sommé de s’arrêter, mais il a continué, alors…

— Enterrez-le quelque part à l’écart du chemin, ordonna sèchement Valentin.

— Monseigneur ? Ai-je mal fait de le tuer ?

— Vous n’aviez pas le choix, répondit Valentin d’une voix radoucie. J’aurais préféré que vous ayez réussi à le rattraper. Mais puisque c’était impossible, vous n’aviez pas le choix. C’est très bien, Zalzan Kavol.

Valentin se détourna. Ce meurtre l’avait bouleversé et il pouvait difficilement prétendre le contraire. Cet homme n’était mort que parce qu’il avait été fidèle au Coronal, ou à celui qu’il croyait être le Coronal.

La guerre civile avait fait sa première victime. L’effusion de sang avait commencé, ici, dans la cité des morts.

4

Il n’était plus question maintenant de poursuivre l’expédition. Ils regagnèrent leur camp avec le prisonnier. Et le lendemain matin, Valentin donna l’ordre de traverser Velalisier et de commencer à bifurquer vers le nord-est.

À la lumière du jour la cité en ruine, bien que tout aussi impressionnante, avait perdu un peu de sa magie. Il était difficile de comprendre comment un peuple aussi chétif que les Métamorphes, chez qui le machinisme était aussi peu développé, était parvenu à déplacer ces énormes blocs de pierre ; mais peut-être le machinisme avait-il été plus développé vingt mille ans auparavant. Les farouches Métamorphes des forêts de Piurifayne, ce peuple vivant dans des huttes d’osier et dans des ruelles boueuses, n’étaient plus que les survivants déchus de la race qui régnait jadis sur Majipoor. Valentin se promit de revenir à Velalisier, une fois réglées ses affaires avec Dominin Barjazid, d’explorer plus en détail l’antique capitale, d’arracher toutes les broussailles, d’entreprendre des fouilles et de reconstruire. Et si possible, se dit-il, j’inviterai des dirigeants métamorphes pour participer à ces travaux…, bien qu’il soit peu probable qu’ils acceptent de coopérer. Il fallait faire quelque chose pour rétablir les relations entre les deux populations de la planète.

— Si je redeviens Coronal, dit-il à Carabella alors que le convoi passait devant les pyramides pour sortir de Velalisier, j’ai l’intention de…

— Quand tu seras redevenu Coronal, dit-elle.

— Oui, dit Valentin en souriant, quand je serai redevenu Coronal, j’ai l’intention de me pencher sur l’ensemble de la question Métamorphe. Et si c’est possible, de les réintégrer dans la vie de Majipoor. J’irai jusqu’à leur donner une place dans le gouvernement.

— S’ils acceptent de la prendre.

— Je veux qu’ils oublient leur ressentiment, dit Valentin. Je suis prêt à y consacrer mon règne. Toute notre société, notre merveilleux royaume de bonté et d’harmonie a pour origine un dépouillement et une injustice, Carabella, et nous avons réussi à nous habituer à fermer les yeux là-dessus.

Sleet leva la tête.

— Les Métamorphes n’utilisaient pas la totalité de la planète. Ils étaient à peine vingt millions sur toute cette énorme surface quand nos ancêtres sont arrivés.

— Mais c’était la leur ! s’écria Carabella. De quel droit…

— Du calme, du calme, dit Valentin. Il ne sert à rien de se quereller sur les agissements des premiers colons. Ce qui est fait est fait, et nous devons vivre avec cela. Mais il est en notre pouvoir de changer notre manière de vivre avec cela, et si je redeviens Coronal, je…

— Quand, dit Carabella.

— Quand, répéta docilement Valentin.

Deliamber prit la parole, de cette voix douce et lointaine qui lui valait immédiatement l’attention de tout auditoire.

— Il se pourrait que les troubles actuels dans le royaume soient le début du châtiment pour la destruction des Métamorphes.

— Que voulez-vous dire ? demanda Valentin en ouvrant de grands yeux.

— Seulement qu’il s’est écoulé énormément de temps sans que nous, sur Majipoor, ayons eu à payer d’une manière quelconque pour le péché originel des conquérants. Les intérêts s’ajoutent au capital, vous savez. Et maintenant, avec cette usurpation, les méfaits du nouveau Coronal, les perspectives de guerre, de mort et de destruction qui nous menacent, le chaos… peut-être est-ce le passé qui commence à réclamer l’expiation de nos fautes.

— Mais Valentin n’est en rien responsable de l’oppression des Métamorphes, protesta Carabella. Pourquoi serait-ce lui qui en pâtirait ? Pourquoi a-t-il été choisi pour être déchu du trône plutôt que n’importe quel Coronal à poigne du passé ?

— Ces choses ne sont jamais équitablement réparties, répondit Deliamber en haussant les épaules. Qu’est-ce qui vous permet de penser que seuls les coupables sont punis ?

— Le Divin…

— Qu’est-ce qui vous fait croire que le Divin est juste ? À longue échéance, tous les torts sont redressés, les plus et les moins s’équilibrent, on fait le total de chaque colonne et les totaux tombent juste. Mais cela, c’est pour le long terme. Nous devons vivre à court terme et là, les choses sont souvent injustes. Les forces de compensation de l’univers font que tous les comptes s’équilibrent, mais pendant ce processus, elles broient aussi bien les bons que les méchants.

— J’irais plus loin que cela, dit soudain Valentin. Il est possible que j’aie été choisi pour être un instrument des forces de compensation de Deliamber et qu’il ait été nécessaire que je souffre pour pouvoir être efficace.

— Comment cela ?

— S’il ne m’était rien arrivé d’exceptionnel, j’aurais peut-être régné comme tous les autres avant moi sur le Mont du Château, avec suffisance et bonhomie, acceptant les choses telles qu’elles étaient, car du haut de mon trône je n’y aurais rien vu de mal. Mais les aventures que j’ai vécues m’ont donné une vision du monde que je n’aurais sans doute jamais eue si j’étais resté douillettement dans le Château. Et peut-être suis-je maintenant prêt à jouer le rôle qu’il est nécessaire de jouer, alors que sinon…