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Dans la suite royale du palais des maires de Pendiwane, Valentin convoqua Redvard Haligorn, l’air encore un peu hébété et ahuri, et lui dit :

— J’ai besoin que vous me fournissiez une flottille de bateaux pour remonter le Glayge jusqu’à sa source. Le coût de l’opération sera pris en charge par le trésor impérial après ma restauration.

— Oui, monseigneur.

— Et combien de troupes pouvez-vous mettre, à ma disposition ?

— Des troupes ?

— Oui, des troupes, des miliciens, des guerriers, des hommes d’armes. Vous comprenez ce que je veux dire, monsieur le maire ?

— Mais à Pendiwane nous ne sommes pas réputés pour nos talents de guerriers, monseigneur, fit le maire d’un air horrifié.

— Nulle part sur Majipoor nous ne sommes réputés pour nos talents de guerriers, répondit Valentin en souriant. Le Divin en soit loué. Et pourtant, aussi pacifiques que nous soyons, nous combattons quand nous sommes menacés. L’usurpateur fait planer une menace sur nous tous. N’avez-vous pas ressenti le douloureux accroissement de taxes nouvelles et étranges ainsi que de décrets inhabituels pendant l’année qui vient de s’écouler ?

— Bien sûr que si, mais…

— Mais quoi ? demanda Valentin d’un ton cassant.

— Nous avons supposé qu’il s’agissait seulement d’un nouveau Coronal éprouvant son pouvoir tout neuf.

— Et vous accepteriez passivement de vous laisser opprimer par celui dont le rôle est de vous servir ?

— Monseigneur…

— Ce n’est pas grave. Vous avez autant que moi à gagner en remettant les choses en ordre, vous comprenez ? Donnez-moi une armée, Redvard Haligorn, et pendant des milliers d’années on célébrera dans nos ballades la bravoure des habitants de Pendiwane.

— Je suis responsable de la vie de mes concitoyens, monseigneur, et je ne voudrais pas qu’ils se fassent tuer ou…

— C’est moi qui suis responsable de la vie de vos concitoyens, fit vivement Valentin, et de celle de vingt milliards d’autres habitants. Et si cinq gouttes de sang de quiconque sont versées pendant la marche sur le Mont du Château, ce seront cinq gouttes de sang de trop à mon goût. Mais sans armée, je suis trop vulnérable. Avec une armée, je deviens une présence royale, une force impériale avançant vers l’ennemi pour lui demander des comptes. Vous comprenez, Haligorn ? Rassemblez vos concitoyens, expliquez-leur ce qu’il faut faire, demandez des volontaires.

— Oui, monseigneur, répondit Haligorn en tremblant.

— Et faites en sorte que les volontaires se portent volontaires de leur plein gré !

— Ce sera fait, monseigneur, murmura le maire.

Rassembler l’armée prit moins longtemps que Valentin ne l’avait craint – il ne fallut que quelques jours pour procéder à la sélection, à l’équipement et à l’approvisionnement. Haligorn se montra vraiment très coopératif, comme s’il avait eu hâte de voir Valentin partir sous d’autres cieux.

La milice populaire formée pour protéger Pendiwane de l’invasion d’un prétendant devint le noyau de l’armée loyaliste hâtivement constituée – une vingtaine de milliers d’hommes et de femmes. Une cité de treize millions d’âmes aurait facilement pu fournir un plus gros contingent, mais Valentin n’avait aucun désir de bouleverser à l’excès la vie de Pendiwane. Il n’avait pas non plus oublié son propre axiome d’après lequel il valait mieux jongler avec des massues qu’avec des troncs de dwikkas. Le chiffre de vingt mille hommes de troupe lui paraissait tout à fait raisonnable et depuis longtemps sa stratégie avait été d’atteindre son but en élargissant graduellement ses appuis. Même le colossal Zimr, se dit-il, n’est au début de son cours quelque part dans les montagnes du nord-est qu’un ensemble de ruisselets et de filets d’eau.

Ils s’embarquèrent sur le Glayge avant l’aube, par un jour pluvieux qui devint par la suite glorieusement ensoleillé. Tous les bateaux à quatre-vingts kilomètres à la ronde avaient été réquisitionnes pour le transport des troupes. L’imposante flottille se mit paisiblement en marche vers le nord, les bannières vert et or du Coronal claquant au vent.

Valentin se tenait à la proue du bateau amiral ; Carabella était à ses côtés, avec Deliamber et l’amiral Asenhart de l’Île du Sommeil. L’air avait été lavé par la pluie et sentait bon, et il était poussé vers le Mont du Château par ce bon air frais d’Alhanroel. C’était une agréable sensation d’être enfin sur le chemin du retour.

Ces bateaux de l’est d’Alhanroel étaient mieux profilés, moins extraordinairement baroques que ceux que Valentin avait vus sur le Zimr. C’étaient de grands et simples bâtiments, à haut tirant d’eau et à baux étroits dotés de puissants moteurs pour leur permettre de remonter le violent courant du Glayge.

— Le courant est rapide, dit Asenhart.

— Cela n’a rien d’étonnant, répondit Valentin.

Il tendit le doigt vers un sommet invisible loin au nord et très haut dans le ciel.

— Le fleuve prend sa source au bas des pentes du Mont. Et en quelques milliers de kilomètres, son cours a près de quinze mille mètres de dénivelée. Tout le poids de cette eau se précipite contre nous pendant que nous remontons vers la source.

— Quand on pense à toute cette force qu’il faut vaincre, fit l’amiral Hjort en souriant, la navigation maritime paraît un jeu d’enfant. Les fleuves n’ont jamais été mon domaine… ils sont si étroits, si rapides. Que l’on me donne la haute mer, avec ses dragons et le reste, et je suis heureux !

Mais le Glayge, bien que rapide, était domestiqué. C’était à l’origine un cours d’eau impétueux, truffé de rapides et de chutes d’eau, qui sur plusieurs centaines de kilomètres n’était absolument pas navigable. Quatorze mille ans de civilisation sur Majipoor avaient changé tout cela. Grâce à des barrages, des écluses, des canaux de dérivation et autres ouvrages hydrauliques, le Glayge, l’un des Six Fleuves qui descendaient du Mont, satisfaisait maintenant les besoins de ses maîtres sur la quasi-totalité de son cours. Seul le cours inférieur, en raison du manque de relief de la vallée environnante qui faisait du contrôle des flots un défi permanent, présentait quelques difficultés, et cela seulement pendant la saison des pluies.

Les régions qui bordaient le Glayge étaient elles aussi paisibles, de verdoyantes zones d’élevage interrompues par de grands centres urbains. Valentin regardait au loin, plissant les yeux pour se protéger de l’aveuglante lumière matinale et essayant de distinguer dans le lointain la masse grisâtre du Mont du Château. Mais aussi immense qu’il fût, même le Mont n’était pas visible à trois mille kilomètres.

La première ville importante en amont de Pendiwane était Makroprosopos, renommée pour ses tisserands et ses peintres.

Alors que son bateau approchait, Valentin vit que les quais de Makroprosopos étaient couverts d’emblèmes géants du Coronal, probablement tissés à la hâte, et que l’on était encore en train d’en accrocher de nouveaux.

— Je me demande, dit pensivement Sleet, si ces bannières sont l’expression provocante de leur loyauté envers le Coronal brun ou une capitulation devant vous.

— Ils vous rendent certainement hommage, monseigneur, dit Carabella. Ils savent que vous remontez le fleuve, donc ils arborent des drapeaux pour vous souhaiter la bienvenue.