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— Je crois, dit Valentin en secouant la tête, que ces gens font simplement preuve de prudence. Si les choses se passent mal pour moi sur le Mont du Château, ils pourront toujours prétendre que ces drapeaux étaient des marques de loyauté envers l’autre. Et si c’est lui qui tombe, ils pourront dire qu’après Pendiwane, ils ont été les premiers à me reconnaître. Je crois que nous ne devrions pas les laisser s’offrir le luxe d’une telle ambiguïté. Asenhart ?

— Monseigneur ?

— Menez-nous à quai à Makroprosopos.

Pour Valentin, c’était un coup de dés. Il n’avait nul besoin d’aborder ici, et la dernière chose qu’il désirait était une bataille dans une ville sans importance loin du Mont. Mais il était essentiel pour lui d’éprouver l’efficacité de sa stratégie.

Le résultat ne se fit pas longtemps attendre. Il était encore loin de la côte quand il entendit les acclamations : « Vive lord Valentin ! Vive le Coronal ! »

Le maire de Makroprosopos accourut le long du quai pour l’accueillir, apportant des présents, de grosses balles rebondies contenant les étoffes les plus fines fabriquées dans sa ville. Il multiplia les saluts et les courbettes, et accepta avec plaisir la levée de huit mille hommes de troupe parmi ses concitoyens pour se joindre à l’armée de restauration.

— Que se passe-t-il ? demanda doucement Carabella. Sont-ils prêts à accepter comme Coronal le premier qui revendique le trône assez fort en brandissant quelques lanceurs d’énergie ?

— Ce sont des gens pacifiques, habitués au confort et au luxe, timorés, répondit Valentin avec un haussement d’épaules. Ils n’ont jamais connu autre chose que la prospérité pendant des milliers d’années et ils ne désirent rien d’autre pendant encore des milliers d’années. L’idée de résistance armée leur est étrangère, c’est pourquoi ils se sont soumis facilement dès que nous sommes entrés dans le port.

— Bon, fit Sleet. Mais si le Barjazid arrive ici la semaine prochaine, ils s’inclineront devant lui avec tout autant de bonne grâce.

— C’est possible. C’est bien possible. Mais je suis en train de prendre de l’élan. Si ces villes se rallient à moi, d’autres plus en amont craindront de me refuser leur allégeance. Espérons que ce sera la débandade.

— Quoi qu’il en soit, dit Sleet, l’air sombre, ce que vous êtes en train de faire maintenant, quelqu’un d’autre peut le faire à la prochaine occasion, et je n’aime pas ça. Imaginons qu’un lord Valentin rouquin apparaisse l’an prochain et prétende être le véritable Coronal. Ou bien qu’un Lii arrive et exige que tout le monde s’agenouille devant lui sous prétexte que tous ses rivaux ne sont que d’affreux sorciers. La planète tout entière versera dans la folie.

— Un seul Coronal a été sacré, rétorqua calmement Valentin, et les habitants de ces villes, quels que soient leurs mobiles, ne font que s’incliner devant la volonté du Divin. À partir du moment où j’aurai réintégré le Château, il n’y aura pas d’autre usurpateur et pas d’autre prétendant, cela je te le promets !

Et pourtant, en son for intérieur, il reconnut le bien-fondé des paroles de Sleet. Il réalisa à quel point était fragile le pacte qui assurait la cohésion du gouvernement. Tout reposait uniquement sur la bonne volonté. Dominin Barjazid avait montré que la traîtrise pouvait ruiner cette bonne volonté, et Valentin était en train de découvrir – jusqu’alors – que l’intimidation pouvait faire pièce à la traîtrise. Mais quand ce conflit serait terminé, Majipoor pourrait-elle redevenir ce qu’elle était ?

7

Après Makroprosopos, il y avait Apocrune, puis Stangard Falls, Nimivan et Threiz, South Gayles et Mitripond. Toutes ces villes, dont la population totale s’élevait à quelque cinquante millions d’habitants, acceptèrent sans perdre de temps la souveraineté du blond lord Valentin.

Valentin s’y attendait un peu. Ces riverains du Glayge n’éprouvaient aucun attrait pour la guerre, aucune de ces cités ne se souciait de provoquer un affrontement pour le seul plaisir de déterminer lequel des deux rivaux pouvait être le véritable Coronal. Maintenant que Pendiwane et Makroprosopos avaient cédé, le reste s’empressait de s’aligner. Mais il savait que ces victoires étaient de peu de poids, car les villes fluviales tourneraient casaque tout aussi aisément si la fortune des armes paraissait tourner en faveur du suzerain brun. La légitimité, l’onction, la volonté du Divin, toutes ces choses avaient dans le monde de tous les jours une signification bien moindre que quelqu’un élevé à la cour du Mont du Château n’aurait pu le croire.

Il préférait pourtant avoir le soutien, même de pure forme, des villes du fleuve que de les voir se gausser de sa revendication. Dans chacune il décréta une nouvelle levée de troupes – mais minime et limitée à un millier de citoyens par ville – car son armée allait bientôt devenir trop importante et il craignait la lourdeur. Il aurait aimé savoir ce que Dominin Barjazid pensait des événements qui se déroulaient le long du Glayge. Se faisait-il tout petit dans le Château, rongé par la crainte de voir des milliards d’habitants de Majipoor marcher avec fureur contre lui ? Ou bien attendait-il seulement son heure, préparant son ultime ligne de défense, résolu à plonger tout le royaume dans le chaos avant d’abandonner la possession du Mont du Château ?

Ils continuaient à remonter le fleuve.

Le terrain devenait escarpé. Ils étaient arrivés à la lisière du grand plateau, là où la planète se plissait et se gonflait pour former son énorme saillie, et le Glayge leur paraissait parfois s’élever devant eux comme une muraille d’eau verticale.

Valentin était maintenant en territoire connu car, pendant son enfance sur le Mont, il avait souvent fréquenté le cours supérieur des Six Fleuves, pour des parties de chasse ou de pêche avec Voriax ou Elidath ou simplement pour échapper un peu à l’austérité de son éducation. Il avait presque entièrement retrouvé la mémoire, le processus de guérison s’étant poursuivi sans interruption depuis son séjour sur l’Ile, et la vue de ces lieux bien connus avivait et éclairait les images de ce passé que Dominin Barjazid avait essayé de lui arracher. Dans la ville de Jerrik, dans la partie la plus encaissée du cours du Glayge, Valentin avait passé toute une nuit à jouer aux dés avec un vieux Vroon qui n’était pas sans lui rappeler Autifon Deliamber, bien qu’il n’eût pas souvenance qu’il ait été aussi nabot, et au fil de ces interminables roulements de dés, il avait perdu sa bourse, son épée, sa monture, son titre de noblesse et toutes ses terres à l’exception d’un petit bout de marais, puis il avait tout regagné avant l’aube – bien qu’il ait toujours soupçonné son adversaire d’avoir prudemment préféré mettre un terme à la série de ses succès plutôt que de se prévaloir de ses gains. En tout cas, la leçon lui avait été profitable. Et à Ghiseldorn, où les gens vivaient sous des tentes de feutre noir, il avait passé avec Voriax une nuit de plaisir en compagnie d’une brune sorcière âgée d’au moins trente ans qui, le lendemain matin, les avait fort impressionnés en leur prédisant l’avenir avec des graines de pingla et en leur annonçant qu’ils étaient tous deux destinés à être rois. Valentin se souvenait que Voriax avait été extrêmement troublé par cette prophétie, car elle semblait signifier qu’ils régneraient conjointement comme Coronals, de la même manière qu’ils avaient étreint ensemble la sorcière, et il n’y avait pas de précédent dans l’histoire de Majipoor. Il n’était pas venu à l’esprit ni de l’un ni de l’autre qu’elle voulait dire que Valentin serait le successeur de Voriax. Et à Amblemorn, celle des Cinquante Cités située le plus au sud-ouest, un Valentin encore plus jeune était lourdement tombé de sa monture dans la forêt d’arbres nains, où il chevauchait avec Elidath de Morvole, et s’était fracturé le fémur de la jambe gauche, ce qui avait provoqué une douleur intolérable. L’extrémité brisée de l’os transperçait la peau, et Elidath, lui-même à moitié malade d’émotion, avait été obligé de réduire la fracture avant qu’ils puissent aller chercher du secours. Il lui était toujours resté une légère claudication à cette jambe. Mais Valentin pensa avec un plaisir étrange que cette jambe et la claudication appartenaient maintenant à Dominin Barjazid et que le corps qu’on lui avait donné était sain et sans aucune imperfection.