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Toutes ces villes, et bien d’autres encore, capitulèrent devant lui dès qu’il y arrivait. Une armée d’une cinquantaine de milliers d’hommes suivait maintenant son étendard, alors qu’il atteignait le pied du Mont du Château.

L’armée ne pouvait pas remonter le fleuve plus haut qu’Amblemorn. Il se transformait à cet endroit en un dédale d’affluents dont la pente était trop forte et le lit pas assez profond. Valentin avait envoyé en avant-garde Ermanar et dix mille guerriers pour trouver des véhicules pour le transport par voie de terre. Le pouvoir de rassemblement du nom de Valentin était devenu si fort qu’Ermanar avait pu, sans opposition, réquisitionner pratiquement jusqu’au dernier tous les flotteurs de trois provinces, et lorsque le gros des troupes arriva à Amblemorn, une mer de véhicules les attendait.

Le commandement d’une armée aussi pléthorique était une tâche que Valentin ne pouvait plus assumer seul. Ses ordres étaient transmis par l’intermédiaire d’Ermanar, son maréchal de camp, à cinq officiers supérieurs, dont chacun avait la responsabilité d’une division : Carabella, Sleet, Zalzan Kavol, Lisamon Hultin et Asenhart. Deliamber restait toujours aux côtés de Valentin pour le conseiller et Shanamir, qui maintenant n’avait plus rien d’enfantin, mais qui avait mûri et s’était endurci depuis l’époque où il élevait des montures à Falkynkip, servait de principal officier de liaison, et gardait ouvertes les voies de communication. Il fallut trois jours pour achever la mobilisation.

— Nous sommes prêts à nous mettre en route, monseigneur, annonça Shanamir. Dois-je en donner l’ordre ?

Valentin acquiesça de la tête.

— Dis à la première colonne de se mettre en mouvement. Si nous partons maintenant, nous aurons dépassé Bimback à midi.

— Oui, monseigneur.

— Et dis-moi, Shanamir…

— Monseigneur ?

— Je sais bien que c’est la guerre, mais tu n’as pas besoin d’avoir l’air aussi sérieux tout le temps, hein ?

— J’ai l’air trop sérieux, monseigneur ? demanda Shanamir en s’empourprant. Mais l’affaire est sérieuse ! C’est le sol du Mont du Château que nous foulons !

Le seul fait de prononcer ces mots semblait terriblement impressionner l’ancien garçon de ferme de la lointaine ville de Falkynkip.

Valentin comprenait ce qu’il devait ressentir. Zimroel semblait être à des millions de kilomètres.

— Dis-moi, Shanamir, reprit-il en souriant, ai-je bien compris ? Cent pesans font une couronne, dix couronnes font un royal, et le prix de ces saucisses est de…

Shanamir le regarda d’un air perplexe. Puis il sourit et réprima un rire avant de le laisser finalement exploser.

— Monseigneur ! s’écria-t-il, des larmes perlant à ses paupières.

— Tu te souviens, là-bas à Pidruid ? Quand je voulais acheter des saucisses avec une pièce de cinquante royaux ? Tu te souviens quand tu me prenais pour un simple d’esprit ? « Insouciant », c’est le mot que tu as employé. Insouciant. Je suppose que pendant ces premiers jours à Pidruid, j’étais vraiment un simple d’esprit.

— Comme cela paraît loin, monseigneur !

— C’est vrai. Mais peut-être suis-je encore un simple d’esprit pour gravir ainsi le Mont du Château et vouloir à tout prix exercer de nouveau ce pouvoir rongeant et écrasant. Mais peut-être pas. J’espère que non, Shanamir. N’oublie pas de sourire plus souvent, c’est tout. Et dis à la première colonne de se mettre en mouvement.

Le garçon partit en courant. Valentin le regarda s’éloigner. Comme Pidruid était loin ! Si loin dans le temps et dans l’espace, des millions de kilomètres, des millions d’années. C’était l’impression que cela donnait. Et pourtant cela ne faisait guère qu’un an et quelques mois qu’il s’était trouvé perché sur l’escarpement crayeux sous une chaleur poisseuse, regardant Pidruid s’étaler à ses pieds et se demandant ce qu’il allait faire. Shanamir, Sleet, Carabella, Zalzan Kavol ! Tous ces mois passés à jongler dans des amphithéâtres provinciaux, à dormir sur des paillasses dans des auberges de campagne infestées de vermine ! Quelle merveilleuse époque cela avait été… Il était libre, la vie était facile. Rien d’autre n’importait que de trouver un engagement dans la prochaine ville sur la route et de prendre garde à ne pas se laisser tomber les massues sur les pieds. Il n’avait jamais été plus heureux. Comme Zalzan Kavol avait été bon de le prendre dans sa troupe, comme Sleet et Carabella avaient été aimables de l’initier à leur art. Ils avaient parmi eux le Coronal de Majipoor et personne ne le savait ! Lequel d’entre eux aurait pu imaginer qu’avant d’être beaucoup plus vieux ils ne seraient plus des jongleurs, mais des généraux à la tête d’une armée de libération se dirigeant vers le Mont du Château ?

La première colonne s’était mise en marche. Les flotteurs s’étaient ébranlés et commençaient à gravir l’interminable pente qui séparait Amblemorn du Château.

Les Cinquante Cités du Mont du Château étaient disposées comme des raisins secs dans un pudding, en cercles à peu près concentriques rayonnant vers l’extérieur à partir du pic couronné par le Château. Il y en avait une douzaine sur le cercle extérieur – Amblemorn, Perimor, Morvole, Canzilaine, Bimbak Est et Bimbak Ouest, Furible, Deepenhow Vale, Normork, Kazkas, Stipool et Dundilmir. Ces dernières, baptisées les Cités des Pentes, étaient des centres industriels et commerciaux, et la plus petite d’entre elles, Deepenhow Vale, avait une population de sept millions d’habitants. Les Cités des Pentes, fondées dix à douze mille ans auparavant, étaient devenues quelque peu archaïques et les rues, dont le tracé avait peut-être été rationnel en d’autres temps, étaient maintenant congestionnées et embrouillées par d’incohérentes modifications. Chacune avait ses beautés propres, célèbres dans le monde entier. Valentin ne les avait pas toutes visitées – une vie entière passée sur le Mont du Château n’aurait pas suffi pour connaître les Cinquante Cités – mais il en avait vu une bonne partie, Bimbak Est et Bimbak Ouest avec leurs tours jumelles de briques coruscantes, à la ligne très pure et de quinze cents mètres de haut, Furible et son célèbre jardin d’oiseaux de pierre, Canzilaine où les statues parlaient, Dundilmir et sa Vallée Ardente. Entre ces villes s’étendaient des parcs royaux, des réserves pour la protection de la flore et de la faune, des bois sacrés, des chasses gardées, et tout était vaste et spacieux, car il y avait des milliers d’hectares, assez de place pour que s’épanouisse une civilisation paisible à la population clairsemée.

Cent cinquante kilomètres plus haut sur le Mont se trouvait le cercle des neuf Cités Libres – Sikkal, Huyn, Stee, Upper Sunbreak, Lower Sunbreak, Castlethorn, Gimkandale et Vugel. L’origine du terme Cités Libres donnait matière à des discussions entre érudits, car aucune ville de Majipoor n’était ni plus libre ni moins libre qu’une autre ; mais l’idée la plus communément admise était que dans le courant du règne de lord Stiamot ces neuf cités avaient été exemptées d’une taxe qui frappait les autres, en récompense de signalés services rendus au Coronal. À ce jour, encore, les Cités Libres réclamaient de telles exemptions, souvent avec succès.