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— Et où se rassemble cette armée ? demanda Valentin, les sourcils froncés.

— Entre Ertsud Grand et Bombifale. Il recrute dans les Cités Tutélaires et toutes les autres au-dessus. Des ruisseaux de sang couleront sur le Mont, monseigneur.

Valentin se détourna et ferma les yeux quelques instants. La douleur et la consternation lui fouaillaient l’âme. C’était inévitable, cela n’avait rien d’étonnant, c’était tout à fait ce à quoi il s’était attendu depuis le début. Dominin Barjazid lui permettait d’avancer librement sur les premières pentes mais lui opposerait une farouche défense à l’approche du sommet, lançant contre lui sa propre garde royale, les chevaliers de haute naissance au milieu desquels il avait été élevé. Au premier rang contre lui, il y aurait Stasilaine, Tunigorn, son cousin Mirigant, Elidath, Diwis, le fils de son frère. Pendant un instant, la résolution de Valentin vacilla une nouvelle fois. Redevenir Coronal valait-il tout ce désordre, l’effusion de sang, la souffrance de son peuple ? Peut-être la volonté du Divin avait-elle été qu’il fût renversé. S’il contrariait cette volonté, peut-être réussirait-il seulement à provoquer sur les plaines au-dessus d’Ertsud Grand un terrible cataclysme qui laisserait de profondes cicatrices dans l’âme du peuple tout entier, remplirait ses nuits de cauchemars accusateurs et de remords, et rendrait son nom à jamais maudit ? Il pouvait encore faire demi-tour, il pouvait se dérober à l’affrontement avec les forces du Barjazid, il pouvait accepter le verdict du destin, il pouvait…

Non.

Cette lutte intérieure, il l’avait déjà engagée et gagnée, et il n’avait pas l’intention de recommencer. Un faux Coronal, vil, mesquin et dangereux, occupait la plus haute charge du royaume et régnait illégitimement et avec inconséquence. Cela ne devait pas durer. Rien d’autre n’avait d’importance.

— Monseigneur ? dit Heitluig. Valentin se retourna vers le duc.

— L’idée de la guerre m’est insupportable, Heitluig.

— Personne n’y trouve de plaisir, monseigneur.

— Pourtant, il arrive un moment où la guerre est nécessaire, faute de quoi des calamités encore plus grandes peuvent se produire. Je pense que nous sommes arrivés à l’un de ces moments.

— C’est ce que l’on dirait.

— M’acceptez-vous comme Coronal, Heitluig ?

— Je pense qu’aucun prétendant n’aurait pu être au courant de mon ivresse lors du couronnement.

— Et acceptez-vous de vous battre à mes côtés au-dessus d’Ertsud Grand ?

— Naturellement, monseigneur, répondit Heitluig en le regardant droit dans les yeux. De combien d’hommes de troupe de Bibiroon aurez-vous besoin ?

— Disons cinq mille. Je n’ai pas besoin d’une armée énorme là-haut… Je préfère qu’elle soit brave et loyale.

— Les cinq mille combattants sont à vous, monseigneur. Et plus si vous le demandez.

— Cinq mille suffiront, Heitluig, et je vous remercie pour votre confiance. Maintenant, occupons-nous des fruits et de la viande !

9

La halte à Bibiroon fut de courte durée, juste le temps pour Heitluig de mobiliser ses forces et de fournir à Valentin les provisions nécessaires, et l’interminable ascension reprit. Valentin était avec l’avant-garde de l’armée, ses chers amis de Pidruid à ses côtés. Cela le ravissait de voir dans leurs yeux la lueur d’émerveillement, de voir le visage de Shanamir rayonnant d’excitation, d’entendre les petits cris de joie rentrés de Carabella, de remarquer que même ce bougon de Zalzan Kavol grommelait et poussait des grognements étonnés pendant que les splendeurs du Mont du Château se déroulaient devant eux.

Et lui-même… comme il se sentait radieux à l’idée de revenir chez lui !

Plus ils s’élevaient, plus l’air devenait doux et pur, car ils se rapprochaient des énormes moteurs qui entretenaient sur le Mont un printemps éternel. Bientôt les faubourgs des Cités Tutélaires furent en vue.

— C’est tellement… murmura Shanamir d’une voix étouffée. C’est un spectacle si grandiose…

À cet endroit, le Mont était un grand bouclier gris de granit qui se déroulait en pente douce mais inexorable vers le ciel et se perdait dans la mer blanche de nuages enveloppant les sommets. Le ciel était d’un bleu électrique éblouissant, plus intense que celui des basses terres de Majipoor. Valentin se souvenait de ce ciel, à quel point il l’avait aimé et comme il détestait descendre dans le monde banal aux couleurs banales qui s’étendait au pied du Mont du Château. Il avait la gorge serrée devant le spectacle qui s’offrait à sa vue. Chaque butte, chaque escarpement était nimbé d’un mystérieux halo étincelant. La poussière elle-même, que le vent poussait le long du bord de la route, paraissait briller et scintiller. Des cités satellites et des villes moyennes entaillaient les lointains avec des miroitements enchanteurs et, très haut, plusieurs des grands centres urbains commençaient à apparaître. Ertsud Grand était droit devant, ses énormes tours noires à peine visibles à l’horizon et, à l’est, se trouvait une tache sombre qui était probablement Minimool ; à l’extrémité ouest du paysage, on arrivait difficilement à distinguer Hoikmar, réputée pour ses paisibles canaux.

Valentin cligna des paupières pour refouler les larmes gênantes et inattendues qui perlaient au coin de ses yeux. Il tapota la harpe de poche de Carabella et lui dit :

— Chante-moi quelque chose.

Elle lui sourit en décrochant la petite harpe.

— C’est ce que nous chantions à Til-omon où le Mont du Château ne nous était connu que par les livres, un rêve romantique…

Il existe un pays tout à fait au levant. Si lointain que nous ne le connaîtrons jamais. Où croissent les merveilles sur des pics imposants,
Et d’éblouissantes villes trois par trois sont groupées. Sur le Mont du Château, demeure des Puissances, Des héros tout le jour font assaut de prouesses…

Elle s’arrêta, plaqua un accord dissonant, reposa la harpe et détourna la tête.

— Que se passe-t-il, amour ? demanda Valentin.

— Rien, répondit Carabella en secouant la tête. J’ai oublié les paroles.

— Carabella ?

— Ce n’est rien, je te dis !

— Je t’en prie…

Elle retourna la tête vers lui, se mordant les lèvres, les yeux embués de larmes.

— Tout est si merveilleux ici, Valentin, souffla-t-elle. Et si étrange… si effrayant…

— Merveilleux, oui. Effrayant, non.

— C’est magnifique, je sais. Et encore plus grand que je ne l’imaginais. Toutes ces villes, ces montagnes qui ne sont qu’une partie de la grande montagne, tout cela est superbe. Mais… mais…

— Dis-moi.

— Tu retrouves ton pays, Valentin ! Tous tes amis, ta famille, tes… tes maîtresses, je suppose… Quand tu auras gagné la guerre, tu les auras tous autour de toi, ils t’entraîneront dans des banquets et des réjouissances, et…

Elle s’interrompit.

— Je me suis promis de ne pas parler de cela.

— Vas-y.

— Monseigneur…

— Ne sois pas si formaliste, Carabella.

Il lui prit la main et remarqua que Shanamir et Zalzan Kavol s’étaient éloignés d’eux dans le flotteur et leur tournaient le dos.

— Monseigneur, dit-elle avec précipitation, que deviendra la petite jongleuse de Tilomon quand vous serez de nouveau entouré des princes et des belles dames du Mont du Château ?

— T’ai-je donné des raisons de croire que je t’abandonnerai ?

— Non, monseigneur. Mais…