Выбрать главу

— Ce ne sera plus long, maintenant, dit Valentin en souriant. Ils tombent entre nos mains.

Deux heures avant la tombée du jour, il donna l’ordre d’installer le camp dans une riante prairie près d’un torrent glacé et pentu. Des roulottes furent disposées en formation défensive, des hommes de corvée partirent ramasser du bois pour allumer les feux, l’intendance commença à distribuer les rations et, alors que la nuit tombait, la nouvelle se répandit dans le camp qu’il fallait se lever et reprendre la route en laissant tous les feux brûler et une bonne partie des roulottes en formation.

Valentin se sentit parcouru d’une excitation fébrile. Il vit une flamme nouvelle dans le regard de Carabella et la vieille cicatrice qui barrait la joue de Sleet ressortir à mesure que son cœur battait plus vite. Et puis il y avait Shanamir, courant de-ci de-là, mais sans déplacements inconsidérés, assumant de petites responsabilités et d’autres plus importantes avec sérieux et efficacité, à la fois comique et admirable. Ces moments étaient inoubliables, chargés de tension par la perspective de grands événements sur le point de s’accomplir.

— Pour avoir conçu une manœuvre comme celle-ci, dit Carabella, tu as dû étudier l’art de la guerre de manière très approfondie pendant ta jeunesse sur le Mont.

— L’art de la guerre ? dit Valentin en riant. Tout ce que Majipoor a pu connaître de l’art de la guerre était oublié moins d’un siècle après la mort de lord Stiamot. Je ne connais absolument rien à la guerre, Carabella.

— Mais comment…

— J’agis au jugé. C’est une question de chance, une sorte de gigantesque jonglerie. J’improvise au fur et à mesure.

Il lui fit un clin d’œil complice.

— Mais surtout, n’en parle pas aux autres. Laisse-les croire que leur général est un génie, et peut-être feront-ils de lui un génie !

Aucune étoile n’était visible dans le ciel couvert de nuages et la lumière de la lune n’était qu’une infime lueur rougeâtre. L’armée de Valentin suivait la route de la plaine de Bombifale à la lumière de globes lumineux réglés à l’intensité la plus faible. Deliamber, assis entre Valentin et Ermanar, était entré dans une profonde transe, projetant son esprit en avant pour essayer de déceler des barrières ou autres obstacles !

Valentin restait silencieux et immobile, se sentant étrangement calme. Il se dit qu’il s’agissait vraiment d’une sorte de gigantesque jonglerie. Et maintenant comme il l’avait fait tant de fois avec la troupe de jongleurs, il était en train de se transporter vers cette zone de calme au centre de son être où il pouvait traiter l’information d’une succession d’événements en perpétuel changement, sans être clairement conscient ni du traitement, ni de l’information, ni même des événements : tout était fait en temps voulu, avec seulement la conscience sereine de l’enchaînement des événements.

Une heure avant l’aube, ils atteignirent l’endroit où la route bifurquait en montant vers l’entrée de la plaine. Valentin réunit de nouveau son état-major.

— Trois choses seulement, leur dit-il. Restez en formation serrée. Ne tuez que lorsque ce sera nécessaire. Ne ralentissez pas votre avance.

Il eut pour chacun un mot, une poignée de main, un sourire.

— À midi, nous déjeunerons à Bombifale, dit-il. Et demain soir, nous dînerons au Château de lord Valentin. Je vous le promets.

10

Le moment que Valentin appréhendait depuis des mois était arrivé, celui où il lui faudrait mener au combat des citoyens de Majipoor contre d’autres citoyens de Majipoor, celui où il lui faudrait mettre en jeu le sang de ses compagnons d’aventures et celui de ses amis d’enfance. Et pourtant, maintenant que ce moment était arrivé, il se sentait ferme et calme.

Aux premières lueurs grises de l’aube, l’armée de restauration atteignit le bord de la plaine et, au milieu des brumes matinales, Valentin entrevit pour la première fois les légions qui lui faisaient face. La plaine paraissait couverte de tentes noires et partout il y avait des soldats, des véhicules, des montures, des mollitors, une marée humaine confuse et chaotique.

Les troupes de Valentin étaient disposées en formation triangulaire, avec les plus braves et les plus dévoués de ses compagnons d’armes dans les flotteurs de tête, suivis par les troupes du duc Heitluig. Les milliers de pacifiques miliciens de Pendiwane, de Makroprosopos et des autres villes du Glayge formaient une arrière-garde plus impressionnante par sa masse que par sa bravoure. Toutes les races de Majipoor étaient représentées : une compagnie de Skandars, un détachement de Vroons, une horde entière de Lii aux yeux étincelants, un grand nombre de Hjorts et de Ghayrogs, et jusqu’à une petite troupe d’élite composée de Su-Suheris. Valentin commandait en personne à l’une des trois pointes du dispositif, mais non pas à la pointe centrale : Ermanar s’y trouvait, prêt à soutenir le plus fort de la contre-offensive ennemie. Le char de Valentin occupait l’aile droite, celui d’Asenhart l’aile gauche et les colonnes commandées par Sleet, Carabella, Zalzan Kavor et Lisamon Hultin les suivaient de près.

— Maintenant ! cria Valentin. Et le combat s’engagea.

Le char d’Ermanar se rua en avant, sonnant de toutes ses trompes, brillant de tous ses feux. Un instant après, Valentin suivit et, regardant par-dessus tout le champ de bataille, il vit Asenhart qui se maintenait à sa hauteur. Ils chargeaient à travers la plaine en formation serrée et, d’un seul coup, la masse énorme de leurs adversaires s’en trouva jetée dans le désarroi. Le premier rang des forces de l’usurpateur céda avec une rapidité déconcertante, presque comme s’il avait obéi à une stratégie calculée. Des troupes paniquées couraient de-ci de-là, se heurtant, se mêlant, cherchant à s’emparer d’armes, ou simplement la voie du salut. L’immense espace de la plaine devint un océan houleux de soldats dépourvus d’un chef et d’un plan. À travers cette cohue, la phalange d’assaut s’ouvrait un chemin. Peu de coups de feu : par instants, une décharge d’énergie projetait alentour un éclair miroitant, mais pour l’essentiel l’ennemi semblait trop désemparé pour opposer un système cohérent de défense, et la formation en coin, s’enfonçant presque à sa guise, n’avait cure de prendre des vies. Deliamber, au côté de Valentin, dit avec calme :

— Ils sont étirés le long d’un front démesuré, sur plus de cent kilomètres. Il leur faudra du temps pour concentrer leurs forces. Mais passé la première panique, ils se regrouperont et les choses en seront pour nous moins aisées. Et c’était en vérité déjà ce qui se passait. La milice inexpérimentée que Dominin Barjazid avait levée parmi les citoyens des Cités Tutélaires était peut-être déconfite, mais le noyau de l’armée défensive consistait en chevaliers du Mont, rompus aux jeux de la guerre sinon aux techniques de la guerre elle-même, et sur l’heure ils se rassemblaient, refermant leurs rangs de tous côtés sur le coin frêle des attaquants qui s’était si profondément enfoncé dans leur masse. Une compagnie de mollitors avait été ralliée et s’avançait vers le flanc d’Asenhart, mâchoires claquantes et membres énormes et griffus cherchant une proie. Sur l’autre flanc, un détachement de cavalerie s’était mis en selle et s’employait à se donner une apparence d’ordre ; et Ermanar se trouvait sous le feu roulant de lanceurs d’énergie.

— Serrez les rangs ! cria Valentin. Et en avant ! Ils progressaient encore mais leur avance se ralentissait notablement. Au début les forces de Valentin avaient enfoncé les lignes ennemies comme un couteau pénétrant dans du beurre, elles avaient maintenant l’impression d’essayer de renverser une épaisse muraille de boue. De nombreux véhicules étaient encerclés et quelques-uns étaient totalement immobilisés. Valentin aperçut Lisamon Hultin à pied, entourée d’une foule de défenseurs qu’elle projetait autour d’elle comme des fétus de paille. Trois gigantesques Skandars s’étaient également jetés dans la mêlée – il ne pouvait s’agir que de Zalzan Kavol et de ses frères –, faisant un affreux carnage avec tous leurs bras dont chacun était muni d’une arme.