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Pourvu qu’Elidath ne soit pas blessé, se dit Valentin. Qu’il soit fait prisonnier, et vite, mais pourvu qu’il ne lui arrive rien.

Il accéléra l’allure, passant complètement inaperçu sur le champ de bataille. Une nouvelle fois, la victoire paraissait à la portée de la main, mais elle coûterait cher, beaucoup trop cher, si elle devait être obtenue au prix de la mort d’Elidath.

Juste devant lui, Valentin vit Lisamon Hultin et Khun de Kianimot, côte à côte, se frayant un chemin dans lequel les autres s’engouffraient, et repoussant tout le monde devant eux. Khun était hilare, comme s’il avait attendu toute sa vie ce moment d’engagement furieux.

Puis un trait ennemi frappa l’étranger à la peau bleue en pleine poitrine. Khun vacilla et pivota sur lui-même. Lisamon Hultin, le voyant commencer à tomber, le saisit pour le soutenir, puis elle l’allongea doucement par terre.

— Khun ! hurla Valentin en se précipitant vers lui. Même à une vingtaine de mètres de distance, il pouvait voir que l’être d’un autre monde était grièvement blessé. Khun haletait ; sa face maigre et anguleuse était marbrée, déjà presque grise ; son œil était terne. À la vue de Valentin, son visage s’éclaira un peu et il essaya de se mettre sur son séant.

— Monseigneur, dit la géante, ce n’est pas un endroit pour vous.

Il ne lui prêta aucune attention et se pencha sur l’étranger.

— Khun ? Khun ? souffla-t-il d’un ton insistant.

— C’est bien ainsi, monseigneur. Je savais… qu’il y avait une raison… pour laquelle j’étais venu sur votre monde…

— Khun !

— C’est dommage… je vais rater le banquet de la victoire…

Désemparé, Valentin saisit les épaules pointues de l’homme à la peau bleue et le soutint, mais Khun rendit rapidement et paisiblement l’âme. Son étrange et long voyage était arrivé à son terme. Il avait enfin trouvé un but, et la paix.

Valentin se releva et regarda autour de lui, percevant comme dans un rêve la folie du champ de bataille. Un cordon de ses soldats s’était formé autour de lui et quelqu’un – il réalisa que c’était Sleet – le tirait par le bras pour essayer de lui faire gagner un endroit moins exposé.

— Non, murmura Valentin. Laisse-moi me battre…

— Mais pas ici, monseigneur. Voulez-vous partager le sort de Khun ? Qu’adviendra-t-il de nous tous si vous périssez ? Les troupes ennemies sont en train de fondre sur nous depuis le défilé de Peritole. Les combats vont devenir de plus en plus furieux. Vous ne devriez pas rester sur le champ de bataille.

Valentin comprenait parfaitement. Dominin Barjazid, après tout, n’était pas sur place, et peut-être n’aurait-il pas dû y être. Mais comment pouvait-il rester douillettement assis dans un flotteur quand d’autres mouraient pour lui, quand Khun, qui n’était même pas une créature de ce monde, avait déjà donné sa vie pour lui, quand son cher Elidath, juste derrière cette élévation de terrain, était peut-être mis en grand péril par les propres troupes de Valentin ? Il hésitait. Sleet, le visage sombre, le lâcha, mais seulement pour aller rejoindre Zalzan Kavol. Le Skandar géant, brandissant des épées dans trois de ses mains et maniant de la quatrième un lanceur d’énergie, n’était pas très loin. Valentin les vit s’entretenir gravement et Zalzan Kavol, repoussant presque dédaigneusement l’ennemi, commença à se frayer un chemin vers Valentin. Ce dernier soupçonna le Skandar d’avoir l’intention, dans les secondes qui venaient, de l’arracher de force – tête couronnée ou pas – du champ de bataille.

— Attendez ! cria Valentin. L’héritier présomptif est en danger. Je vous ordonne de me suivre !

Sleet et Zalzan Kavol eurent l’air déconcerté par ce titre inusité.

— L’héritier présomptif ? répéta Sleet. Qui est…

— Venez avec moi, dit Valentin. C’est un ordre.

— Votre sécurité, monseigneur… grommela Zalzan Kavol.

— N’est pas la seule chose importante. Sleet, à ma gauche ! Zalzan Kavol, à ma droite !

Ils étaient trop désorientés pour désobéir. Valentin appela également Lisamon Hultin à ses côtés et, protégé par ses amis, il franchit l’élévation de terrain et s’approcha de la première ligne de l’ennemi.

— Elidath ! hurla Valentin de toutes ses forces.

Il eut l’impression que sa voix portait à une demi-lieue et le son de ce puissant rugissement interrompit toute action autour de lui pendant quelques instants. À travers une haie de guerriers immobiles, Valentin regardait dans la direction d’Elidath, et quand leurs regards se croisèrent, il vit l’homme brun s’arrêter, lui rendre son regard, froncer les sourcils et hausser les épaules.

— Capturez cet homme ! cria Valentin à Sleet et Zalzan Kavol. Il me le faut… vivant !

Cela marqua la fin du répit ; le tumulte de la bataille reprit avec une intensité redoublée. Les forces de Valentin se lancèrent une nouvelle fois contre l’ennemi serré de près et fléchissant, et pendant une seconde, il aperçut Elidath, entouré de sa garde, luttant furieusement pied à pied. Puis il ne vit plus rien, car tout était devenu chaotique. Quelqu’un le tirait par le bras – peut-être Sleet ? Ou Carabella ? – qui l’exhortait sans doute encore à regagner la sécurité du flotteur, mais il se dégagea en poussant un grognement.

— Elidath de Morvole ! cria Valentin. Elidath, viens parlementer.

— Qui m’appelle ?

La foule houleuse s’ouvrit de nouveau entre Elidath et lui.

Valentin tendit les bras vers la silhouette renfrognée et se prépara à répondre. Mais il savait que les mots seraient trop lents, trop maladroits. Il se laissa brusquement glisser dans l’état de transe, mettant toute sa force de volonté dans le bandeau d’argent de sa mère et projetant à travers l’espace qui le séparait d’Elidath de Morvole toute l’intensité de son âme en une fraction de seconde d’images de rêve, de force de rêve…

… Deux jeunes gens, encore des garçons, chevauchant de rapides montures à la robe luisante dans une forêt d’arbres nains…

… Une grosse racine tordue s’élevant du sol comme un serpent au milieu du sentier, une monture bronchant, un garçon s’étalant de tout son long…

… Le bruit d’un affreux craquement, la flèche blanche de l’os brisé transperçant la peau déchirée…

… L’autre garçon retenant sa monture, revenant et émettant un sifflement d’étonnement et d’effroi devant la gravité de la blessure…

Valentin fut incapable de prolonger ces images. Le moment de contact se termina. Épuisé, vidé, il revint à l’état de veille.

Elidath le regardait, l’air abasourdi. C’était comme s’ils n’étaient plus que tous les deux sur le champ de bataille et que tout ce qui se passait autour d’eux n’était que bruit et fumée.

— Oui, dit Valentin. Tu me connais, Elidath. Mais pas avec le visage que j’ai aujourd’hui.

— Valentin ?

— Qui d’autre ?

Ils se dirigèrent l’un vers l’autre. Un cercle de combattants des deux armées, silencieux, déconcertés, les entourait. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres l’un de l’autre, ils s’arrêtèrent et se plantèrent solidement sur leurs jambes, comme s’ils étaient sur le point de se battre en duel. Elidath scrutait les traits de Valentin avec une stupéfaction incrédule.

— Est-ce possible ? demanda-t-il finalement. Une telle sorcellerie est-elle possible ?

— Nous chevauchions ensemble dans la forêt d’arbres nains au-dessous d’Amblemorn, dit Valentin. Jamais je n’ai ressenti une telle douleur que ce jour-là. Souviens-toi, tu as pris l’os des deux mains, tu l’as remis en place et tu as crié comme si c’était ta propre jambe.

— Comment pourriez-vous être au courant de cela ?

— Et puis tous ces mois que j’ai passés assis, rongé par l’inaction, pendant que Tunigorn, Stasilaine et toi parcouriez le Mont sans moi. Et cette claudication qui m’est toujours restée, même après ma guérison.

Valentin éclata de rire.

— Dominin me l’a dérobée quand il s’est approprié mon corps. Qui se serait attendu à une telle faveur de la part de quelqu’un de son espèce ?

Elidath avait l’air d’un somnambule. Il secoua la tête, comme pour chasser un rêve.

— C’est de la sorcellerie, dit-il.

— Oui. Et je suis bien Valentin !

— Valentin est au château. Je l’ai vu hier encore, il m’a souhaité bonne chance et m’a parlé du bon vieux temps, des plaisirs que nous avons partagés…

— Ce sont des souvenirs volés. Elidath. Il fouille dans mon cerveau et en ressort des scènes du passé qui y sont enfouies. N’as-tu rien remarqué d’étrange dans son attitude depuis plus d’un an ?

Valentin plongea son regard dans celui d’Elidath, et l’autre détourna les yeux, comme s’il craignait quelque nouvelle sorcellerie.

— N’as-tu pas trouvé depuis quelque temps ton Valentin curieusement distant, renfermé et mystérieux Elidath ?

— Si, mais j’ai cru… que c’étaient les responsabilités de sa charge qui le rendaient ainsi.

— Alors, tu as remarqué une différence ! Un changement !

— Léger, oui. Une certaine froideur… une distance une réserve…

— Et pourtant tu refuses de me reconnaître ?

— Valentin ? murmura Elidath, ayant encore de la peine à le croire. C’est toi, c’est bien toi, sous cette étrange apparence ?

— Personne d’autre. Et c’est celui qui est dans le château qui t’a trompé, et le monde entier avec toi.

— Tout cela est tellement bizarre !

— Allez, viens m’embrasser, et cesse de bougonner, Elidath !

Avec un sourire épanoui, Valentin s’avança vers Elidath, l’attira vers lui et l’étreignit comme on peut étreindre un ami. Mais l’autre se raidit. Son corps était dur comme du bois. Au bout d’un moment, il repoussa Valentin et recula d’un pas en frissonnant.

— Tu n’as rien à craindre de moi, Elidath.

— Tu me demandes beaucoup. De croire à une telle…

— Crois-le.

— Je le crois, au moins à demi. La chaleur de ton regard… ton sourire… ces choses dont tu te souviens…

— Il faut le croire entièrement, insista Valentin avec passion. La Dame, ma mère, te transmet toute son affection, Elidath. Tu la reverras, au Château, le jour où nous organiserons des réjouissances pour célébrer ma restauration. Ordonne à tes troupes de faire demi-tour, très cher ami, et joins-toi à nous pour marcher sur le Château.

Un conflit intérieur se peignait sur le visage d’Elidath. Ses lèvres tremblaient, un muscle de sa joue tressaillait violemment. Il restait face à Valentin en silence.

— C’est peut-être de la folie, dit-il finalement, mais j’accepte de te reconnaître comme celui que tu prétends être.

— Elidath !

— Et je me joindrai à toi, et que le Divin te protège si tu m’as abusé !

— Je te promets que tu n’auras pas à le regretter. Elidath hocha lentement la tête.

— Je vais envoyer des messagers à Tunigorn…

— Où est-il ?

— Il tient le défilé de Peritole pour résister à la poussée de tes troupes que nous attendions. Stasilaine est là-bas aussi. J’étais amer d’avoir le commandement dans la plaine, car je croyais rater toute l’action. Oh, Valentin ! est-ce vraiment toi ? Avec ces cheveux dorés et cette expression d’innocence sur le visage ?

— Oui, le vrai Valentin. Celui qui a filé en douce à High Morpin quand nous avions dix ans, en empruntant la roulotte de Voriax pour aller faire des tours de manège toute la journée et la moitié de la nuit, et qui a eu la même punition que toi…

— Des croûtes de pain de stajja rassis pendant trois jours, c’est vrai…

— Et Stasilaine nous avait apporté en catimini un plat de viande, et il s’était fait prendre, et le lendemain, il avait mangé du pain rassis comme nous…

— J’avais oublié ça. Et te souviens-tu que Voriax nous avait fait astiquer la roulotte partout où elle avait des taches de boue ?…

— Elidath !

— Valentin !

Ils éclatèrent de rire et se bourrèrent joyeusement les épaules de coups de poing. Puis le front d’Elidath s’assombrit et il demanda :

— Mais où étais-tu passé ? Que t’est-il arrivé pendant toute cette année ? As-tu souffert, Valentin ? As-tu…

— C’est une très longue histoire, répondit Valentin avec gravité, et ce n’est pas le lieu pour la raconter. Nous devons arrêter cette bataille, Elidath. D’innocents citoyens sont en train de mourir à cause de Dominin Barjazid, et nous ne pouvons tolérer cela. Rallie tes troupes et fais-leur faire volte-face.

— Dans cette pagaille, ce ne sera pas facile.

— Donne tes ordres. Préviens les autres commandants. Nous devons arrêter ce massacre. Et puis, Elidath, accompagne-nous jusqu’à Bombifale et, après High Morpin, jusqu’au Château.