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Toutes ces hordes d’irresponsables furent bientôt loin derrière Valentin, et la double colonne des envahisseurs pénétra dans la moitié supérieure de la plaine où le terrain commençait à monter comme le bord d’une vasque jusqu’à la crête sur laquelle se dressait Bombifale, la plus ancienne et la plus belle des Cités Intérieures. C’était le début de l’après-midi et pendant leur ascension de la pente, le ciel devint encore plus clair et lumineux et l’air encore plus doux, car ils commençaient à sortir de la ceinture de nuages qui enserrait le Mont et à déboucher au bas de la zone sommitale que le soleil baignait en permanence.

Et ils découvrirent Bombifale, s’élevant au-dessus d’eux comme une vision d’antique splendeur : de grands murs crénelés de grès rouge, incrustés d’énormes plaques bleues taillées en losange de spath marin rapportées des rivages de la Grande Mer à l’époque de Lord Pinitor ; et de hautes tours pointues se dressaient sur les remparts à intervalles rigoureusement réguliers, fines et gracieuses, et projetaient sur la plaine d’interminables ombres.

Le cœur de Valentin palpitait de joie et de ravissement.

Des centaines de kilomètres du Mont du Château s’étendaient déjà derrière lui, les différents anneaux que formaient ces grandes villes animées, les Cités de la Pente, les Cités Libres et les Cités Tutélaires ; le Château lui-même était à moins d’une journée de route et l’armée qui devait lui barrer le chemin des hauteurs avait connu une pathétique déconfiture. Et bien qu’il sentît encore les pulsions lointaines et menaçantes des messages du Roi des Rêves, elles s’étaient réduites à un léger picotement aux franges de son âme. Et Elidath, son ami très cher, gravissait le Mont à ses côtés, alors que Stasilaine et Tunigorn étaient en route pour le rejoindre.

Comme il était bon de contempler les flèches de Bombifale et de savoir ce qu’il y avait au-delà ! Ces collines, cette ville surmontée de ses tours, l’herbe sombre et drue des prairies, les pierres rouges de la route de montagne qui reliait Bombifale à High Morpin, les champs couverts de fleurs éblouissantes qui bordaient la route de Grand Calintane depuis High Morpin jusqu’à l’aile sud du Château… il connaissait mieux ces endroits que le corps robuste mais pas encore entièrement familier qui était maintenant le sien. Il était presque chez lui. Et alors ?

S’occuper de l’usurpateur, bien sûr, et remettre les choses en ordre… mais la tâche était si écrasante qu’il ne savait même pas par où il commencerait. Il avait été éloigné du Mont du Château pendant près de deux ans et évincé du pouvoir pendant la majeure partie de ce temps. Il faudrait examiner les lois promulguées par Dominin Barjazid et très vraisemblablement les abroger par une ordonnance générale. Et il y avait également le problème, sur lequel il ne s’était guère penché jusqu’alors, de l’intégration des compagnons de sa longue errance dans l’administration impériale, car il lui fallait assurément trouver des postes de responsabilité pour Deliamber, Sleet, Zalzan Kavol et le reste d’entre eux, mais il fallait aussi penser à Elidath et à tous les autres qui jouaient un rôle central à sa cour. Il pouvait difficilement les révoquer sous prétexte qu’il était revenu de son exil avec de nouveaux favoris. C’était fort embarrassant, mais il espérait trouver un moyen de régler cela sans s’attirer de ressentiments ni causer de…

— Je crains que de nouveaux ennuis ne nous guettent, dit brusquement Deliamber, et qu’ils ne soient graves.

— Que voulez-vous dire ?

— Remarquez-vous des changements dans le ciel ?

— Oui, répondit Valentin. Il devient plus lumineux et d’un bleu plus profond à mesure que nous nous éloignons de la ceinture de nuages.

— Regardez de plus près, dit Deliamber. Valentin leva les yeux vers le haut des pentes. Effectivement, il avait parlé trop tôt et inconsidérément, car la clarté du ciel qui l’avait frappé peu de temps auparavant commençait à s’altérer d’étrange manière : le ciel s’obscurcissait légèrement, comme si une tempête allait se lever. Il n’y avait pas de nuages en vue, mais une curieuse et sinistre grisaille commençait à poindre derrière l’azur. Les étendards montés sur les flotteurs, qui ondulaient dans la brise d’ouest, étaient maintenant tendus sur leurs hampes sous l’action d’un vent violent et soudain qui soufflait du sommet du Mont.

— Un changement de temps, dit Valentin. De la pluie, peut-être. Mais pourquoi cela vous inquiète-t-il ?

— Avez-vous déjà vu d’aussi brusques changements de temps se produire aussi haut sur le Mont du Château ?

— Pas fréquemment, non, répondit Valentin en fronçant les sourcils.

— Jamais, dit Deliamber. Monseigneur, pourquoi le climat de cette région est-il si doux ?

— Eh bien, parce qu’il est contrôlé depuis le Château, artificiellement produit et entretenu par ces gigantesques machines qui…

Il s’interrompit, ouvrant des yeux horrifiés.

— Exactement, dit Deliamber.

— Non ! C’est impensable !

— Pensez-y, Monseigneur, dit le Vroon. Le Mont s’enfonce très haut dans les ténèbres glacées de l’espace. Au-dessus de nous, dans le Château, se terre un homme terrifié qui s’est emparé du trône par perfidie et qui vient de voir ses généraux les plus sûrs déserter et se ranger du côté de l’ennemi. Et maintenant, une armée invincible gravit sans encombre les dernières pentes du Mont. Comment peut-il l’empêcher de l’atteindre ? Eh bien, en arrêtant les machines de climatisation pour laisser ce bon air doux geler dans nos poumons, en laissant la nuit tomber en un après-midi et les ténèbres du vide nous envelopper, en faisant de nouveau du Mont l’énorme dent rocheuse et morte qu’il était il y a dix mille ans. Regardez le ciel, Valentin. Regardez les étendards dans le vent !

— Mais un milliard de personnes vivent sur le Mont ! s’écria Valentin. S’il arrête les machines de climatisation, il les détruit toutes en même temps que nous. Et il se condamne lui-même… à moins qu’il n’ait trouvé un moyen de préserver le Château des atteintes du froid.

— Croyez-vous qu’il se préoccupe encore de sa survie ? Il se sait condamné de toute façon. Mais il peut ainsi vous entraîner dans sa chute… vous et tous les autres sur le Mont du Château. Regardez le ciel, Valentin ! Regardez-le s’assombrir !

Valentin s’aperçut qu’il tremblait, non pas de peur, mais de fureur de savoir que Dominin Barjazid était prêt à détruire toutes les villes du Mont dans ce monstrueux cataclysme final, à assassiner des enfants, des nourrissons et des femmes enceintes, des fermiers dans leurs champs et des commerçants dans leurs échoppes, des millions et des millions d’innocents qui n’avaient pris aucune part à cette lutte pour la possession du Château. Et pourquoi cette hécatombe ? Tout simplement pour donner libre cours à sa rage d’avoir perdu ce qui n’avait jamais été légitimement sien ! Valentin leva les yeux vers le ciel, espérant découvrir un signe qui indiquerait qu’il ne s’agissait, après tout, que de quelque phénomène naturel. Mais c’était de la bêtise. Deliamber avait raison : sur le Mont du Château, le temps n’était jamais un phénomène naturel.

— Nous sommes encore loin du Château, dit Valentin d’une voix où perçait l’angoisse. De combien de temps disposons-nous avant qu’il commence à geler ?

— Monseigneur, répondit Deliamber avec un haussement d’épaules, quand les machines de climatisation ont été construites, il a fallu de nombreux mois pour que l’air devienne assez dense pour permettre la vie à des altitudes aussi élevées. Les machines fonctionnaient nuit et jour, et pourtant il a fallu des mois. Il faudra probablement moins de temps pour défaire tout cela qu’il n’en a fallu pour le réaliser, mais je ne pense pas que ce soit l’affaire de quelques instants.