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— Nous ne sommes pas encore perdus, monseigneur. Quelle est cette ville, là, au-dessus de nous ?

Valentin scruta l’ombre qui s’épaississait.

— High Morpin – la ville des plaisirs, où se tiennent les jeux.

— Pensez aux grands jeux qui s’y tiendront le mois prochain, monseigneur, pour célébrer votre restauration.

Valentin hocha la tête.

— Oui, dit-il sans ironie, je vais penser aux grands jeux du mois prochain, aux rires, au vin, aux fleurs sur les arbres, au chant des oiseaux. N’y a-t-il aucun moyen de faire avancer plus vite ce machin, Deliamber ?

— Il flotte, répondit le Vroon, mais il ne volera pas. Soyez patient. Le Château est proche.

— Encore à plusieurs heures, répliqua Valentin, le visage renfrogné.

Valentin luttait pour essayer de retrouver son équilibre. Il évoqua Valentin le jongleur, cet innocent jeune homme enfoui quelque part au fond de lui-même debout dans le stade de Pidruid et se réduisant à rien d’autre que sa main et son œil, sa main et son œil, pour effectuer les exercices qu’il venait tout juste d’apprendre. Calme, calme, calme, reste au centre de ton être, souviens-toi que la vie n’est qu’un jeu, un voyage, un bref amusement, que les Coronals peuvent être gobés par des dragons de mer, entraînés par le courant tumultueux d’une rivière et ridiculisés par des Métamorphes jouant une pantomime dans une forêt pluvieuse, et quelle importance ? Mais c’étaient là de bien minces consolations. Il ne s’agissait plus des malheurs d’un homme, insignifiants aux yeux du Divin, même si cet homme avait été roi. C’était la vie d’un milliard d’innocents qui était menacée, et une splendide œuvre d’art, ce Mont, peut-être unique dans tout le cosmos. Valentin avait le regard perdu dans les profondeurs du ciel obscurci où, il le craignait, l’éclat des étoiles serait bientôt visible l’après-midi. Des étoiles, il y en avait partout, des multitudes de mondes, et dans tous ces mondes, y avait-il quelque chose de comparable au Mont du Château et aux Cinquante Cités ? Et tout cela allait-il périr en un après-midi ?

— High Morpin, dit Valentin. J’avais espéré que mon retour y serait plus joyeux.

— Calmez-vous, murmura Deliamber. Aujourd’hui, nous passons devant sans nous y arrêter. La prochaine fois, vous y viendrez rempli de joie.

Oui. La toile d’araignée étincelante qu’était High Morpin apparut sur la droite, cette ville féerique, cette ville de plaisirs, de merveilles et de rêves, une ville tissée avec des fils d’or, comme Valentin enfant l’avait souvent pensé en contemplant ses merveilleux bâtiments. Il jeta un rapide coup d’œil dans sa direction et détourna aussitôt les yeux. Il y avait quinze kilomètres de High Morpin au périmètre du Château… l’affaire d’un instant, d’un clin d’œil.

— Cette route porte-t-elle un nom ? demanda Deliamber.

— C’est la route de Grand Calintane, répondit Valentin. Je l’ai empruntée au moins un millier de fois, Deliamber, en allant et venant de la ville des plaisirs. Les champs qui la bordent sont disposés de telle manière que quelque chose est en fleur chaque jour de l’année, et toujours avec d’heureux mélanges de couleurs, les jaunes près des bleus, les rouges loin des orange, les blancs et les roses en bordure, et regardez maintenant, regardez les fleurs qui se détournent de nous, qui s’affaissent sur leur tige…

— On pourra les replanter, si le froid les détruit, dit Deliamber. Mais il y a encore le temps. Ces plantes ne sont peut-être pas aussi fragiles que vous le pensez.

— Je sens le froid sur elles comme s’il était sur ma propre peau.

Ils étaient maintenant parvenus au sommet du Mont du Château, si loin au-dessus des plaines d’Alhanroel que c’était presque comme s’ils avaient atteint, un autre monde, ou une lune flottant immobile dans le ciel de Majipoor.

Tout se terminait là en un majestueux envol de pics et de crêtes pointant vers les étoiles comme autant de flèches ; et au milieu de ces aiguilles rocheuses d’une étrange délicatesse s’étendait la masse bombée de la plus haute construction de toute la planète, où huit mille ans plus tôt lord Stiamot avait audacieusement établi sa résidence pour célébrer sa victoire sur les Métamorphes et où, depuis, chaque Coronal avait commémoré son propre règne en y ajoutant des grandes salles, des annexes, des flèches, des remparts ou des parapets. Le Château couvrait une inconcevable superficie de plusieurs milliers d’hectares, une véritable ville, un labyrinthe encore plus stupéfiant que la tanière du Pontife. Et le Château s’étendait juste devant eux.

Il faisait sombre. Les étoiles luisaient au-dessus d’eux d’un éclat froid et impitoyable.

— L’air doit être parti, murmura Valentin. La mort ne saurait tarder, n’est-ce pas ?

— C’est la nuit naturelle, répondit Deliamber, pas encore la calamité. Nous avons voyagé sans arrêt toute la journée et vous n’avez pas eu conscience du temps qui passait. Il est tard, Valentin.

— Et l’air ?

— Il refroidit. Il se raréfie. Mais il n’a pas encore disparu.

— Et nous avons encore du temps ?

— Nous avons encore du temps. Ils négocièrent le dernier virage de la route de Calintane. Valentin s’en souvenait bien : à la sortie d’un goulet, la route faisait un dernier tournant en épingle à cheveux avant d’offrir aux voyageurs abasourdis leur première vue du Château.

Depuis qu’il le connaissait, Valentin n’avait jamais vu Deliamber frappé de stupeur.

— Que sont ces bâtiments, Valentin ? demanda-t-il d’une voix étouffée.

— Le Château, répondit-il.

Oui, le Château. Le Château de lord Malibor. Le Château de lord Voriax. Le Château de lord Valentin. De nulle part il n’était possible de voir l’ensemble de l’édifice ni même une grande partie, mais d’ici, au moins, l’on pouvait en contempler une impressionnante portion, un énorme entassement de pierres de taille et de briques, un enchevêtrement de niveaux montant en interminables spirales, s’accrochant de manière prodigieuse sur les flancs du pic, étincelant d’un million de lumières.

Les craintes de Valentin s’évanouirent, son humeur chagrine l’abandonna. Au Château de lord Valentin, lord Valentin ne pouvait éprouver de détresse. Il était de retour chez lui et quelle que soit la plaie infligée au monde, elle serait bientôt guérie.

La route de Calintane se terminait sur la place Dizimaule, un immense espace dégagé, couvert d’un pavage de porcelaine verte, avec en son centre une constellation dorée, qui s’étendait devant l’aile sud du Château. Valentin s’arrêta et descendit de son véhicule pour rassembler ses officiers. Un vent froid soufflait, vif et mordant.

— Y a-t-il des portes ? demanda Carabella. Allons-nous devoir mettre le siège ?

Valentin secoua la tête.

— Il n’y a pas de portes, répondit-il en souriant. Qui pourrait avoir envie d’envahir le Château du Coronal ? Nous allons simplement entrer par l’Arche de Dizimaule, là-bas. Mais une fois à l’intérieur, nous pouvons nous retrouver face à des troupes ennemies.

— Les gardes du Château sont sous mes ordres, dit Elidath. Je m’occuperai d’eux.

— Bien. Continuez à avancer. Restez en contact. Faites confiance au Divin. Demain matin, nous serons tous réunis pour célébrer notre victoire, je vous le jure.

— Vive lord Valentin ! s’écria Sleet.

— Longue vie ! Longue vie !

Valentin leva les bras, à la fois en signe de remerciement et pour faire cesser le vacarme.

— Demain, nous ferons la fête, dit-il. Cette nuit, nous livrons bataille, et que ce soit la dernière !