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Quelle étrange sensation de passer enfin sous l’Arche de Dizimaule et de retrouver devant lui la myriade de splendeurs confondantes du Château !

Enfant, il avait joué sur ces boulevards et ces avenues, s’était égaré dans l’enchevêtrement sans fin des passages et des corridors, s’était abîmé dans une respectueuse contemplation des murailles, des tours, des enceintes et des voûtes imposantes. Jeune homme, au service de son frère lord Voriax, il avait demeuré dans le Château, là-bas, dans la Cour Pinitor, où les hauts fonctionnaires avaient leur résidence, et avait maintes fois longé le parapet de lord Ossier, d’où l’on avait une sidérante vue plongeante sur High Morpin et les Cités Hautes. Devenu Coronal, pendant le bref laps de temps où il avait occupé le cœur du Château, il avait caressé avec délices les vieilles pierres du Donjon de Stiamot, traversé seul la vaste salle du Trône de Confalume aux multiples échos, observé la disposition des étoiles depuis l’Observatoire de lord Kinniken et réfléchi à l’apport qu’il ferait lui-même au Château dans les années à venir. Maintenant qu’il était de retour, il réalisait à quel point il aimait cet endroit, non seulement parce qu’il était un symbole de la puissance et de la grandeur impériale qui avaient été siennes, mais surtout parce qu’il était le produit de tout le passé, la trame vivante de l’histoire.

— Le Château est à nous ! s’écria joyeusement Elidath quand l’armée de Valentin s’engouffra sous la porte qui n’était pas gardée.

Mais à quoi bon, se dit Valentin, si tout le Mont et ses mortels divisés par leurs querelles intestines n’étaient plus séparés de la mort que par quelques heures ? Il s’était déjà écoulé trop de temps depuis le début de la raréfaction de l’air. Valentin avait envie de tendre les bras pour agripper l’air qui s’enfuyait et le retenir. Le froid de plus en plus mordant qui pesait maintenant sur le Mont du Château comme un terrible fardeau n’était nulle part plus sensible que dans le Château lui-même, et ceux qui s’y trouvaient, déjà hébétés et médusés par les événements de la guerre civile, restaient comme des statues de cire, engourdis, pétrifiés, regardant passer sans réagir l’armée de restauration. Quelques-uns, à l’esprit plus perspicace ou plus vif que les autres, parvenaient à lancer un « Vive lord Valentin ! » d’une voix étranglée au passage de la silhouette blonde inconnue. Mais la plupart se conduisaient comme s’ils avaient déjà l’esprit engourdi par le froid.

Les légions d’assaillants, en pénétrant dans le Château, se dirigeaient rapidement et avec précision vers les tâches que Valentin leur avait assignées. Le duc Heitluig et ses miliciens de Bibiroon avaient pour mission de s’assurer le contrôle du périmètre du Château en repoussant et neutralisant les forces ennemies. Asenhart et six détachements des habitants de la vallée devaient se charger de bloquer toutes les nombreuses portes du Château pour interdire la fuite aux partisans de l’usurpateur. Sleet, Carabella et leurs troupes montèrent vers les chambres impériales du secteur intérieur pour prendre possession du siège du gouvernement. Quant à Valentin, accompagné d’Elidath et d’Ermanar et de leurs forces combinées, il s’engagea dans la galerie inférieure en spirale qui menait aux souterrains abritant les machines de climatisation. Le reste, sous le commandement de Nascimonte, Zalzan Kavol, Shanamir, Lisamon Hultin et Gorzval, s’éparpilla en petits groupes, se dispersant dans le Château à la recherche de Dominin Barjazid qui pouvait se terrer dans n’importe laquelle des milliers de pièces, la plus humble y compris. Valentin descendit la galerie à toute allure jusqu’à ce que, dans les profondeurs ténébreuses de la galerie caillouteuse, le flotteur soit obligé de s’arrêter. Il poursuivit alors à pied sa course vers les souterrains, il avait le nez, les lèvres et les oreilles gourds de froid. Son cœur battait à se rompre et sa respiration se précipitait dans l’air raréfié. Ces souterrains lui étaient totalement inconnus. Il n’y était descendu qu’une ou deux fois, il y avait bien longtemps de cela. Heureusement, Elidath semblait connaître le chemin.

Ils suivirent des corridors, descendirent d’interminables volées d’escaliers aux larges degrés de pierre, traversèrent une arcade éclairée par des points clignotants très haut au-dessus d’eux… et pendant tout ce temps, l’air se refroidissait perceptiblement, la nuit artificielle enserrait le Mont…

Une grande porte de bois aux lourdes ferrures se dressa devant eux.

— Forcez-la, ordonna Valentin. Mettez-y le feu s’il le faut !

— Attendez, monseigneur, fit une petite voix chevrotante.

Valentin se retourna. Un vieillard ghayrog, le teint terreux, les cheveux serpentins pendant dans le froid, était sorti d’un renfoncement dans le mur et s’approchait d’eux d’un pas traînant et hésitant.

— C’est le gardien des machines de climatisation, murmura Elidath.

Le Ghayrog avait l’air à moitié mort. Son regard passa avec ahurissement d’Elidath à Ermanar et d’Ermanar à Valentin ; puis il se jeta aux pieds de Valentin, s’accrochant aux bottes du Coronal.

— Monseigneur… Lord Valentin… Il leva vers lui un visage tourmenté.

— Sauvez-nous, lord Valentin ! Les machines… ils ont arrêté les machines…

— Pouvez-vous ouvrir cette porte ?

— Oui, monseigneur. La salle des commandes est dans ce passage. Mais ils se sont emparés des souterrains… ses troupes les occupent. Ils m’ont obligé à sortir… quels dégâts font-ils là-dedans, monseigneur ? Qu’allons-nous tous devenir ? Valentin releva le vieux Ghayrog tremblant.

— Ouvrez la porte, dit-il.

— Oui, monseigneur. C’est l’affaire d’une seconde. Une seconde qui parut durer à Valentin une éternité.

Puis il perçut le bruit d’un imposant mécanisme souterrain et petit à petit la lourde barrière de bois, craquant et grinçant, commença à se déplacer.

Valentin aurait voulu être le premier à s’engouffrer dans l’ouverture, mais Elidath le prit par le bras et le tira sans ménagement en arrière. Valentin tapa sèchement la main qui le retenait, comme s’il s’agissait de quelque irritante bestiole, de quelque dhiim de la jungle. Mais la poigne d’Elidath était ferme.

— Non, monseigneur, fit-il avec rudesse.

— Lâche-moi, Elidath.

— Même si cela doit me coûter la tête, Valentin, je ne te laisserai pas entrer là-dedans. Écarte-toi.

— Elidath !

Valentin se tourna vers Ermanar. Mais il vit qu’il n’avait aucune aide à attendre de lui.

— Le Mont gèle, monseigneur, pendant que vous nous retardez, dit Ermanar.

— Je ne permettrai pas…

— Écarte-toi ! ordonna Elidath.

— Je suis le Coronal, Elidath.

— Et moi je suis responsable de ta sécurité. Tu peux conduire l’offensive de l’extérieur, mais il y a des soldats ennemis là-dedans, des hommes désespérés défendant le dernier endroit que l’usurpateur contrôle encore. Qu’un seul tireur d’élite te reconnaisse, et toute notre lutte aura été vaine. Veux-tu te pousser, Valentin, ou vais-je devoir commettre un crime de lèse-majesté pour t’écarter de force ?

Valentin céda en fulminant et, furieux et frustré, il regarda Elidath et un groupe de guerriers sélectionnés passer devant lui et s’enfoncer dans le souterrain. Un bruit de lutte lui parvint presque immédiatement : il entendit des cris, des décharges de lanceurs d’énergie des hurlements, des gémissements. Bien que surveillé avec une attention vigilante par les hommes d’Ermanar, il fut une douzaine de fois sur le point de leur fausser compagnie et de pénétrer lui aussi dans le souterrain, mais il se retint. Puis un messager vint l’avertir de la part d’Elidath que la première ligne de défense était balayée, qu’ils s’enfonçaient plus avant, qu’il y avait des barricades, des chausse-trappes, des noyaux de résistance tous les deux ou trois cents mètres. Valentin serra les poings. C’était absolument insupportable, cette histoire d’être une personne trop sacrée pour risquer sa peau, d’être obligé de rester planté dans cette galerie alors que la guerre de restauration faisait rage tout autour de lui. Il résolut d’entrer à son tour et de laisser Elidath se répandre en invectives.