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Valentin acquiesça de la tête.

— Il me fallait trouver un métier, après que vous m’avez pris le mien. Être jongleur me convenait parfaitement.

— Cela ne m’étonne pas, répliqua Barjazid. Sa voix retentit dans la longue salle vide.

— Vous avez toujours excellé à amuser les autres. Je vous invite à redevenir jongleur, Valentin. Les sceaux du pouvoir sont à moi.

— Les sceaux sont à vous, mais pas le pouvoir. Vos gardes ont déserté. Le Château est en sûreté contre vous. Allons, rendez-vous, Dominin, et nous vous renverrons sur les terres de votre père.

— Et les machines de climatisation, Valentin ?

— Elles ont été remises en marche.

— C’est un mensonge ! Un odieux mensonge.

Dominin se retourna et ouvrit une des hautes fenêtres cintrées. Une rafale d’air glacé s’engouffra si rapidement dans l’ouverture que Valentin, à l’autre bout de la pièce, la sentit presque immédiatement.

— Les machines sont gardées par des soldats qui ont toute ma confiance, dit Barjazid. Ce ne sont pas vos gens, mais les miens que j’ai amenés de Suvrael. Ils les laisseront arrêtées jusqu’à ce que je leur donne l’ordre de les remettre en marche, et si tout le Mont du Château doit devenir noir et périr avant que cet ordre n’arrive, eh bien, tant pis, Valentin. Tant pis ! Allez-vous laisser cela se produire ?

— Cela ne se produira pas.

— Si, cela se produira, dit Barjazid, si vous restez dans le Château. Partez. Je vous accorde un sauf-conduit pour la descente du Mont et la libre traversée jusqu’à Zimroel. Allez jongler dans les villes de l’Ouest comme vous le faisiez il y a un an, et oubliez cette chimère de revendication du trône. Je suis lord Valentin le Coronal.

— Dominin…

— Je m’appelle lord Valentin ! Et vous êtes le jongleur itinérant Valentin de Zimroel ! Allez, reprenez votre métier !

— La tentation est forte, Dominin, dit Valentin d’un ton détaché. J’aimais jongler, peut-être plus que tout ce que j’ai fait d’autre dans ma vie. Cependant, ma destinée, quels que soient mes désirs intimes, est d’assumer la charge du gouvernement. Allons, venez.

Il fit un pas vers Barjazid, puis un autre, et un troisième.

— Venez avec moi, sortons dans l’antichambre, pour montrer aux chevaliers du Château que cette rébellion est terminée et que l’ordre est rétabli.

— N’avancez pas !

— Je ne vous veux aucun mal, Dominin. D’une certaine manière, je vous suis même reconnaissant de m’avoir permis de vivre quelques expériences extraordinaires, des choses qui ne me seraient jamais arrivées si…

— Reculez ! Ne faites pas un pas de plus !

Valentin continua d’avancer.

— Reconnaissant aussi de m’avoir débarrassé de cette ennuyeuse claudication qui faisait obstacle à certains des plaisirs dont…

— Pas… un pas… de plus…

Les deux hommes n’étaient plus séparés que par trois à quatre mètres. Près de Dominin Barjazid se trouvait une table chargée de tout l’attirail du prétoire : trois lourds chandeliers d’airain, une couronne impériale et un sceptre. Poussant un cri étranglé de rage, Barjazid saisit un chandelier à deux mains et le lança sauvagement à la tête de Valentin. Mais Valentin esquiva adroitement le lourd ustensile métallique et l’attrapa au passage d’un coup sec du poignet. Barjazid en lança un autre que Valentin attrapa également.

— Encore un, dit Valentin. Laissez-moi vous montrer comment il faut faire !

La fureur marbrait le visage de Barjazid. Il étouffait, il sifflait, il soufflait de rage. Le troisième chandelier vola vers Valentin. Valentin avait déjà mis les deux premiers en mouvement, les faisant tournoyer en l’air en les passant d’une main à l’autre, et il n’eut aucune difficulté à attraper le troisième et à l’incorporer à la trajectoire que décrivaient les deux autres, formant en l’air devant lui une scintillante cascade. Il jonglait avec entrain, riant, lançant les chandeliers toujours plus haut. Qu’il était bon de jongler de nouveau, de retrouver toute sa dextérité après si longtemps, la main et l’œil, la main et l’œil.

Tout en jonglant, il avançait vers Barjazid, qui reculait, les yeux écarquillés, le menton souillé de bave.

Et brusquement, Valentin fut secoué et ébranlé par une sorte de message, un rêve de veille qui le frappa avec la violence d’un coup de poing. Il recula en vacillant, hébété, et les chandeliers tombèrent avec un bruit retentissant sur le plancher de bois sombre. Il y eut un second choc, qui l’étourdit, puis un troisième. Valentin lutta pour s’empêcher de tomber. Le petit jeu du chat et de la souris avec Dominin Barjazid était terminé maintenant, et un nouvel affrontement avait commencé, que Valentin ne comprenait pas du tout.

Il se précipita en avant pour empoigner son adversaire avant d’être une nouvelle fois frappé par cette force.

Barjazid recula, levant ses mains tremblantes devant son visage. Cet assaut venait-il de lui, ou bien avait-il un allié caché dans la salle ? Valentin recula sous un nouveau choc de cette force invisible et inexorable qui à chaque fois lui engourdissait un peu plus l’esprit. Il chancela. Il pressa les mains sur ses tempes pour essayer de reprendre ses sens. Attraper Barjazid, se dit-il, le jeter à terre, s’asseoir sur lui, crier au secours…

Il bondit en avant, plongea, agrippa le faux Coronal par le bras. Barjazid se dégagea en hurlant. Valentin avança en cherchant à l’acculer contre le mur, et il allait réussir quand brusquement, avec un hurlement sauvage de terreur et de frustration, Dominin Barjazid fila devant lui et traversa la salle. Il plongea dans une des alcôves aux rideaux tirés à l’autre extrémité en criant : « Au secours ! À l’aide, père ! » Valentin le suivit et arracha le rideau. Et il recula d’étonnement. Dissimulé dans l’alcôve se trouvait un vieil homme de forte carrure, un peu empâté, le regard noir et l’air menaçant, le front ceint d’un étincelant bandeau d’or, tenant à la main un appareil d’ivoire et d’or, avec des courroies, des fermoirs et des leviers. C’était Simonan Barjazid, le Roi des Rêves, le terrifiant et obsédant maître de Suvrael, qui était caché dans le prétoire du Coronal ! C’était lui qui avait envoyé les rêves qui avaient engourdi l’esprit de Valentin et avaient failli le terrasser. Et il s’apprêtait à en envoyer un autre, mais en fut empêché par l’interruption de son fils qui s’agrippait hystériquement à lui en implorant son aide.

Valentin comprit qu’il ne pouvait contrôler seul la situation.

— Sleet ! cria-t-il. Carabella ! Zalzan Kavol !

Dominin Barjazid sanglotait et gémissait. Le Roi des Rêves le repoussait du pied comme s’il s’agissait de quelque chien importun lui mordillant les talons. Valentin s’avança précautionneusement dans l’alcôve, espérant arracher au vieux Simonan Barjazid sa redoutable machine à rêves avant qu’il ait eu le temps de faire plus de dégâts avec elle.

Et au moment où Valentin tendait la main, il se produisit quelque chose d’encore plus étonnant. Les contours du visage et du corps de Simonan Barjazid commencèrent à se brouiller, à onduler…

À changer…

À se transformer en quelque chose de monstrueusement étrange, à devenir fluets et anguleux, avec des yeux taillés en amande et un nez qui n’était qu’une très légère protubérance et des lèvres à peine visibles…

Un Métamorphe.

Pas du tout le Roi des Rêves, mais une contrefaçon, un Roi de mascarade, un Changeforme, un Piurivar, un Métamorphe…

Dominin Barjazid poussa un hurlement d’horreur et lâcha la forme bizarre, recula et se jeta à terre, tremblant et geignant contre le mur. Le Métamorphe jeta à Valentin un regard de haine sans mélange et lança sur lui l’appareil à rêves avec une violence féroce. Valentin ne put se protéger que partiellement. La machine le frappa à la poitrine et le fit vaciller ; au même moment, le Métamorphe le bouscula, courut frénétiquement jusqu’à l’autre extrémité de la salle, se hissa d’un bond sur l’appui de la fenêtre que Dominin Barjazid avait ouverte, et se jeta dans le vide de la nuit.