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Le bruit des acclamations le précédait, un grondement lointain semblable au déferlement de la mer et se propageant comme une vague le long du parcours. Alors qu’il s’amplifiait, des hérauts chevauchant de fringantes montures apparurent sur la route. Ils arrivaient presque au galop et quelques coups de trompette s’élevaient encore malgré les lèvres qui devaient être endolories et fatiguées après tout ce temps. Et puis, montés sur un flotteur rapide, plusieurs centaines de membres de la garde personnelle du Coronal, un groupe soigneusement sélectionné, hommes et femmes, humains et non-humains, la fine fleur de Majipoor, au garde-à-vous sur leur véhicule, l’air très digne et légèrement ridicule, estima Valentin. Puis le char du Coronal apparut à son tour. C’était aussi un flotteur qui se déplaçait à environ un mètre au-dessus du sol et avançait rapidement de manière quelque peu irréelle. Chamarré d’une profusion d’étoffes chatoyantes et de ce qui devait être des fourrures d’animaux rares découpées en forme d’écussons blancs et épais, il avait une apparence de majesté et de somptuosité appropriée. Sur le char, une demi-douzaine de hauts dignitaires de la cité de Pidruid et de toute la province, des maires et des ducs en costume d’apparat et, au milieu d’eux, monté sur une plateforme surélevée de bois écarlate et étendant les bras en un geste empreint de bienveillance vers la double haie de spectateurs bordant la chaussée, se tenait lord Valentin le Coronal, la seconde Puissance de Majipoor et, puisque le Pontife, son père adoptif et impérial, s’était retranché du monde et ne paraissait jamais en public, sans doute l’incarnation la plus authentique de l’autorité qu’il soit possible de contempler sur toute la planète.

« Valentin ! » La clameur s’éleva. « Valentin ! Lord Valentin ! »

Valentin observa son royal homonyme avec le même soin qu’il avait mis un peu plus tôt à étudier les inscriptions figurant sur l’antique et noir arc des Rêves. Le Coronal était un personnage imposant, d’une taille au-dessus de la moyenne, solidement bâti, les épaules larges et les bras longs et musculeux. Il avait un teint olivâtre, des cheveux bruns coupés de manière à tomber juste au-dessous des oreilles et le menton orné d’une barbe noire courte et drue.

Enveloppé dans le tumulte des acclamations, lord Valentin se tournait gracieusement d’un côté puis de l’autre, remerciant d’un signe de tête, inclinant légèrement le buste, les bras levés et les mains ouvertes. Le flotteur passa rapidement devant l’endroit où se tenaient Valentin et les jongleurs, et durant ce bref intervalle, le Coronal se tourna vers eux, si bien que pendant un instant électrique, les regards de Valentin et de lord Valentin se croisèrent. Il s’établit entre eux une sorte de contact ; une étincelle franchit la distance qui les séparait. Le sourire du Coronal était resplendissant, ses yeux sombres étincelaient, de son costume d’apparat même semblaient émaner une vie, une énergie, une volonté, et Valentin resta pétrifié, saisi par la magie du pouvoir impérial. Pendant un instant, il comprit la crainte révérencielle qu’éprouvaient Shanamir et toute cette foule en sachant que leur prince était parmi eux. Lord Valentin n’était qu’un homme, certes, il éprouvait le besoin de vider sa vessie et de se remplir la panse, il dormait la nuit et bâillait le matin en se levant comme le commun des mortels, il avait souillé ses couches lorsqu’il était bébé et il radoterait et somnolerait quand il serait vieux, et pourtant, et pourtant, il évoluait dans des milieux sacrés, il résidait au sommet du Mont du Château, il était le fils de la Dame de l’Île du Sommeil et avait été choisi comme fils adoptif par le Pontife Tyeveras comme son frère, feu lord Voriax, l’avait été avant lui ; il avait passé la plus grande partie de sa vie à naviguer dans les eaux du pouvoir, on lui avait confié le gouvernement de tout ce monde colossal et de sa multitude grouillante. Cela change un homme de mener une telle existence, se dit Valentin, cela distingue, cela confère une aura et une singularité. Et au moment où le char du Coronal passait en flottant devant lui, Valentin reçut l’impact de cette aura et se sentit rempli d’humilité.

Puis tout fut terminé, le char était passé, l’instant s’était enfui et lord Valentin s’éloignait, mais le Coronal continuait à sourire, à étendre les bras, à hocher gracieusement la tête, à gratifier tel ou tel spectateur d’un regard flamboyant, mais Valentin ne ressentait plus la fascination de la grâce et du pouvoir. Au lieu de cela, il se sentait confusément souillé et dupé, sans bien savoir pourquoi.

— Partons vite, grogna Zalzan Kavol. Il est temps de nous rendre au stade maintenant.

Cela au moins était simple. Hormis quelques rares individus cloués dans leur lit ou sous les verrous, l’ensemble de la population de Pidruid s’était massé sur le parcours du défilé. Les petites rues étaient désertes. En un quart d’heure, les jongleurs atteignirent le front de mer et, dix minutes plus tard, ils arrivaient en vue de l’immense stade construit au bord de la baie. Une foule avait déjà commencé à s’y assembler. Les gens étaient tassés par milliers sur les appontements pour essayer d’entrevoir une seconde fois le Coronal à son arrivée.

Les Skandars fendirent brutalement la foule, entraînant Valentin, Sleet et Carabella dans leur sillage. Les artistes avaient reçu pour consigne de se présenter au point de rassemblement situé à l’arrière du stade, une vaste esplanade face à la mer où régnait déjà une sorte de folie, avec des centaines d’artistes en costume qui se bousculaient pour prendre leur place. Il y avait des gladiateurs géants de Kwill qui faisaient paraître frêles les Skandars eux-mêmes, des troupes d’acrobates se grimpant impatiemment sur les épaules, un corps de ballet totalement nu, trois orchestres dont les exécutants accordaient des instruments inconnus qui discordaient bizarrement, des dresseurs tirant des laisses auxquelles étaient attachés des animaux d’une taille et d’une férocité incroyables, et toutes sortes de phénomènes – un homme qui pesait quatre cent cinquante kilos, une femme mesurant plus de trois mètres et flexible comme une tige de bambou noir, un Vroon bicéphale, des Lii qui étaient des triplés, rattachés l’un à l’autre à la hauteur de la taille par un cordon hideux de chair bleu-gris, un être au visage en lame de couteau et dont le bas du corps ressemblait à une roue – et d’autres, si nombreux que Valentin était tout étourdi par le spectacle, les bruits et les odeurs de cette assemblée de monstres.

Des employés portant l’écharpe municipale s’agitaient frénétiquement en essayant de former avec les artistes un cortège ordonné. Il existait, à vrai dire, une sorte d’ordre de marche. Zalzan Kavol se fit identifier par un des employés et reçut en réponse un numéro qui indiquait la position de sa troupe dans la file. Mais il leur incomba alors de découvrir leurs voisins dans cette file, et ce ne fut pas chose facile car tout le monde se déplaçait constamment et trouver les numéros était comme essayer d’attacher des plaques d’identité aux vagues de la mer.

Les jongleurs finirent par trouver leur place, tassés au plus profond de la foule entre un groupe d’acrobates et l’un des orchestres. Après cela, il n’était plus question d’aller et venir et, une fois de plus, il leur fallut rester à la même place pendant des heures. Pendant cette longue attente, on offrit des rafraîchissements aux artistes ; des serveurs circulaient parmi eux et leur proposaient gracieusement des brochettes de viande et des gobelets de vin vert ou doré. Mais l’air était lourd et chaud, et les exhalaisons de tant de corps entassés de tant de races et aux métabolismes si différents faisaient presque défaillir Valentin. Dans une heure, se dit-il, je serai en train de jongler devant le Coronal. Comme cela paraît étrange ! Il sentait la présence de Carabella tout près de lui, enjouée et pleine d’entrain, toujours souriante, dotée d’une indomptable énergie.