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— Ils l’ont complètement bloquée. Puisse le Roi des Rêves leur envoyer un sommeil agité cette nuit !

— Que se passe-t-il ?

— Le Coronal est logé dans le palais du maire – c’est le bâtiment le plus haut, avec les spirales dorées sur les murs, là-bas, de l’autre côté de la place – et personne ne peut s’en approcher ce soir. Nous ne pouvons même pas contourner la place parce qu’il y a une foule énorme entassée pour essayer d’apercevoir le Coronal. Le détour nous fera perdre une heure ou plus, car nous sommes obligés de faire le grand tour. Enfin, je suppose qu’il n’est pas si important que ça de dormir. Regarde, le voilà !

Shanamir pointa le doigt vers un haut balcon sur la façade du palais du maire. Des silhouettes venaient d’y apparaître. À cette distance, elles n’étaient pas plus grandes que des souris, mais des souris au port plein de dignité et de noblesse, vêtues de robes somptueuses ; Valentin pouvait au moins discerner cela. Il y en avait cinq et le personnage central était sûrement le Coronal. Shanamir avait le corps tendu et se dressait sur la pointe des pieds pour avoir une meilleure vue. Valentin ne distinguait pas grand-chose : un homme brun, peut-être barbu, une lourde robe blanche de fourrure de Steetmoy sur un pourpoint vert ou bleu clair. Le Coronal s’était avancé jusqu’au bord du balcon, étendant les bras en direction de la foule qui formait de ses doigts écartés le symbole de la constellation et scandait interminablement son nom : « Valentin ! Valentin ! Lord Valentin ! »

Et Shanamir, aux côtés de Valentin, hurlait aussi : « Valentin ! Lord Valentin ! »

Valentin fut parcouru d’un violent frisson de répugnance.

— Écoute-les ! grommela-t-il, ils hurlent comme s’il était le Divin en personne descendu sur Pidruid pour dîner. Ce n’est qu’un homme, non ? Quand ses boyaux sont pleins, il les vide, oui ou non ?

— Mais c’est le Coronal ! s’écria Shanamir en ouvrant des yeux effarés.

— Il ne représente rien pour moi, de la même manière que je représente moins que rien pour lui.

— Il gouverne. Il exerce la justice. Il empêche le monde de sombrer dans le chaos. C’est toi-même qui l’as dit tout cela. Et tu ne crois pas que toutes ces choses méritent ton respect ?

— Mon respect, oui. Mais pas un culte.

— Le culte du roi n’a rien de nouveau. Mon père m’a raconté ce qui se passait jadis. Il y a eu des rois depuis les temps les plus reculés, à l’époque de la Vieille Terre, et je te promets, Valentin, qu’il y avait des scènes d’adoration bien plus délirantes que ce que tu vois ce soir.

— Et certains ont été noyés par leurs propres esclaves, d’autres ont été empoisonnés par leurs principaux ministres, d’autres ont été étouffés par leurs femmes et d’autres encore ont été renversés par le peuple qu’ils prétendaient servir et tous, sans exception, ont été enterrés et oubliés.

Valentin sentait une surprenante colère monter en lui. Il cracha de dégoût.

— Et bien des pays sur la Vieille Terre s’en tiraient très bien sans le moindre roi. Pourquoi en avons-nous besoin sur Majipoor ? Ces Coronals aux besoins dispendieux, et ce mystérieux vieux Pontife tapi dans son Labyrinthe et, à Suvrael, l’expéditeur de mauvais rêves… Non, Shanamir, je suis peut-être trop simple pour le comprendre, mais pour moi tout cela n’a aucun sens. Cette frénésie ! Ces cris de ravissement ! Je parie que personne ne pousse de tels cris de ravissement quand le maire de Pidruid parcourt les rues de la ville.

— Nous avons besoin des rois, insista Shanamir. Ce monde est trop grand pour être dirigé simplement par les maires. Nous avons besoin de symboles puissants et efficaces, et de monarques qui sont presque des dieux pour maintenir l’unité de notre monde. Regarde. Regarde.

Le garçon pointait le doigt vers le balcon.

— Là-haut, cette petite silhouette en robe blanche : le Coronal de Majipoor. Tu ne sens pas quelque chose te courir le long de l’échine quand je dis cela ?

— Rien.

— Tu ne te sens pas vibrer en sachant qu’il y a vingt milliards d’habitants sur cette planète et qu’un seul est Coronal et que ce soir tu le vois de tes propres yeux, une chose que tu ne referas jamais ? Et tu ne te sens pas ému ?

— Absolument pas.

— Tu es vraiment bizarre, Valentin. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui te ressemblait. Comment peut-on rester de marbre à la vue du Coronal ?

— C’est comme ça, répondit Valentin avec un haussement d’épaules, mais légèrement intrigué lui-même par sa réaction. Viens, partons d’ici. Cette foule me fatigue. Allons chercher notre auberge.

Ce fut un long trajet pour contourner la place, car toutes les rues convergeaient vers elle mais très peu lui étaient parallèles, et Valentin et Shanamir durent avancer en suivant des cercles de plus en plus larges tout en essayant de progresser vers l’ouest, et la file de montures suivait toujours placidement Shanamir. Mais finalement, ils quittèrent un quartier d’hôtels et de beaux magasins et se retrouvèrent dans un autre où foisonnaient entrepôts et ateliers. Ils s’approchaient du bord de mer et atteignirent finalement une auberge vétuste aux poutres noires et gauchies et au toit de chaume délabré, avec des écuries à l’arrière. Shanamir y mena ses montures et traversa une cour jusqu’au logement de l’aubergiste, laissant Valentin seul dans l’obscurité. Il attendit un long moment. Il lui semblait que même de là, il pouvait encore entendre les cris confus et assourdis : « Valentin… Valentin… Lord Valentin ! » Mais cela ne lui faisait absolument rien d’entendre la multitude crier son nom, car c’était le nom d’un autre.

Puis Shanamir revint, traversant la cour d’une course légère et silencieuse.

— C’est arrangé. Donne-moi de l’argent.

— Les cinquante ?

— Moins que ça. Beaucoup moins. Une demi-couronne à peu près.

Valentin fouilla dans sa poche, sortit une poignée de pièces qu’il tria à la lueur diffuse d’une lampe et en tendit quelques-unes à Shanamir.

— Pour le logement ? demanda-t-il.

— Pour acheter le gardien, répondit Shanamir. Les places pour dormir se font rares cette nuit. S’il faut tasser pour en ajouter une, les autres auront moins d’espace, et si quelqu’un s’avise de compter les dormeurs et de se plaindre, il faudra que le gardien nous défende. Suis-moi et ne dis rien.

Ils entrèrent. Cela sentait l’air marin et la moisissure. Juste à l’entrée, un Hjort gras au visage grisâtre était assis comme un énorme crapaud derrière un bureau, occupé à faire des réussites. La créature à la peau rugueuse leva à peine les yeux. Shanamir posa les pièces devant lui et le Hjort acquiesça d’un signe de tête presque imperceptible. Ils avancèrent jusqu’à une pièce sans fenêtres, longue et étroite, où trois veilleuses largement espacées diffusaient une lueur rougeâtre et voilée. Une rangée de matelas traversait la pièce, collés l’un contre l’autre à même le sol et presque tous étaient occupés.

— Ici, fit Shanamir, en en poussant un de la pointe de sa botte.

Il enleva ses vêtements de dessus et s’allongea en laissant de la place pour Valentin.