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Ce feu roulant de questions commençait à devenir ennuyeux, mais Valentin hésitait encore à se montrer impoli, même devant une telle impolitesse.

— Je ne suis pas encore sûr, répondit-il.

— Alors vous envisagez de rester ici ?

— Je n’ai absolument aucun projet, fit Valentin en haussant les épaules.

— Hum ! fit le Hjort. C’est une agréable manière de vivre.

Il était impossible de déterminer, à cause de l’inflexion nasale du Hjort, si ces paroles devaient être prises comme un éloge ou comme une condamnation sarcastique. Mais Valentin ne s’en souciait guère. Il estima avoir suffisamment sacrifié aux convenances sociales et garda le silence. Le Hjort non plus ne semblait plus rien avoir à dire. Il termina son petit déjeuner, repoussa sa chaise en la faisant grincer et, de sa démarche disgracieuse de Hjort, se dirigea en se dandinant vers la porte et annonça :

— Je pars au marché maintenant. On se reverra.

Finalement, Valentin sortit dans la cour où un jeu curieux était en train de se dérouler. Vers le mur opposé, huit individus debout se lançaient des poignards. Six d’entre eux étaient des Skandars, ces grands êtres hirsutes et rudes, dotés de quatre bras et à la fourrure grise et rêche, et les deux autres étaient des humains. Valentin reconnut ces deux derniers, ils étaient en train de prendre leur petit déjeuner lorsqu’il était entré dans la cuisine – la jeune femme brune et mince et un homme maigre, au regard dur, à la peau d’une pâleur irréelle et aux longs cheveux blancs. Les poignards volaient à une vitesse stupéfiante et étincelaient au soleil matinal et sur tous les visages se lisait une profonde concentration. Personne ne laissait échapper une lame, personne ne semblait jamais en saisir une par le tranchant, et Valentin ne pouvait même pas compter les poignards qui allaient et venaient. Ils paraissaient tous constamment en train de tancer et d’attraper, toutes les mains étaient pleines et d’autres armes décrivaient des trajectoires dans l’air. Des jongleurs, se dit-il, qui s’exercent à leur art et se préparent à présenter un numéro pour le festival. Les Skandars, bâtis en force et avec leurs quatre bras accomplissaient des prodiges de coordination, mais l’homme et la femme tenaient leur place dans les figures et jonglaient aussi habilement que les autres. Valentin, restant à distance respectueuse, observait avec fascination le vol des poignards.

Puis un des Skandars grogna un « Hop ! » et la figure changea : les six créatures commencèrent à se lancer les lames uniquement entre elles, redoublant de puissance dans leurs passes, pendant que les deux humains s’écartaient de quelques pas. La jeune fille fit un sourire à l’adresse de Valentin.

— Hé, viens te joindre à nous !

— Quoi ?

— Viens jouer avec nous ! s’écria-t-elle, les yeux pétillants de malice.

— Ce jeu me parait bien dangereux.

— Tous les meilleurs jeux sont dangereux. Tiens !

D’un coup sec du poignet, elle lança sans crier gare un poignard dans sa direction.

— Comment t’appelles-tu ?

— Valentin, hoqueta-t-il en refermant désespérément la main sur le manche du poignard qui sifflait à ses oreilles.

— Bien attrapé, fit l’homme aux cheveux blancs. Essaie cela !

Il lança une lame à son tour. Valentin l’attrapa en riant, un peu moins maladroitement cette fois, et resta debout, un poignard dans chaque main. Les Skandars, sans prêter la moindre attention à ce jeu annexe, continuaient méthodiquement à lancer leurs armes qui allaient et venaient en une cascade étincelante.

— À toi d’envoyer ! cria la jeune fille.

Valentin fronça les sourcils. Il jeta l’arme trop précautionneusement en l’air, saisi de la crainte absurde d’embrocher la jeune fille, et le poignard décrivit un arc trop lâche avant de retomber aux pieds de la jeune fille.

— Tu peux faire mieux, fit-elle d’un ton dédaigneux.

— Pardon, répondit-il.

Il lança le second avec plus de vigueur. Elle le cueillit calmement au vol, en prit un autre dans la main de l’homme aux cheveux blancs et en lança d’abord un, puis l’autre, en direction de Valentin. Il n’eut pas le temps de réfléchir. Clac… et clac, il les attrapa tous les deux. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, mais il commençait à trouver le rythme.

— Tenez ! cria-t-il.

Il en lança un à la jeune fille et en reçut un autre de l’homme aux cheveux blancs, puis il en envoya un troisième qui s’éleva dans l’air et en sentit un autre qui arrivait vers lui, et un autre encore, et il se prit à souhaiter qu’il s’agît de poignards d’exercice, à la lame émoussée, mais il savait que ce n’était pas vrai et il cessa de s’en inquiéter. Ce qu’il fallait faire, c’était se transformer en une sorte d’automate dont le corps devait rester vigilant, regardant toujours dans la direction du poignard qui arrivait et laissant celui qui partait voler de lui-même. Les gestes se succédaient avec régularité, prise, lancer, prise, lancer, une lame arrivant toujours vers lui pendant que l’autre partait. Valentin réalisa qu’un vrai jongleur utiliserait les deux mains en même temps, mais il n’était pas un jongleur et la coordination de la prise et du lancer était tout ce qu’il réussissait à faire. Pourtant il se débrouillait bien. Il se demanda combien de temps cela prendrait avant que l’inévitable maladresse ne se produise et qu’il ne se coupe. Les jongleurs riaient tout en augmentant le tempo. Il se mit à rire avec eux, très naturellement, et continua à attraper et à lancer pendant deux ou trois bonnes minutes avant de sentir ses réflexes émoussés par la tension. Le moment était venu d’arrêter. Il attrapa et laissa délibérément tomber chacune des lames tour à tour jusqu’à ce que les trois reposent à ses pieds, puis il se pencha en avant, pouffant de rire, se tapant les cuisses, la respiration précipitée.

Les deux jongleurs humains applaudirent. Les Skandars n’avaient pas interrompu leur fantastique tourbillon de lames, mais soudain l’un d’eux cria un autre « Hop ! » et les six créatures rengainèrent leurs poignards et s’éloignèrent sans ajouter un mot, disparaissant dans la direction des dortoirs.

La jeune femme s’approcha de Valentin avec une grâce aérienne.

— Je m’appelle Carabella, dit-elle.

Elle n’était pas plus grande que Shanamir et n’était que depuis peu sortie de l’adolescence. On sentait une irrépressible vitalité bouillonner à l’intérieur de ce corps petit et musclé. Elle portait un pourpoint vert clair à tissure serrée et un collier à trois rangs de coquilles de quanna autour du cou, et ses yeux étaient aussi sombres que sa chevelure. Elle avait un sourire chaud et engageant.

— Où as-tu jonglé avant cela, l’ami ? demanda-t-elle.

— Jamais, répondit Valentin.

Il tamponnait son front couvert de sueur.

— C’est un sport plein de risques. Je me demande comment j’ai fait pour ne pas me blesser.

— Jamais ! s’exclama l’homme aux cheveux blancs. Tu n’as jamais jonglé avant cela ? C’était une démonstration d’adresse naturelle et rien d’autre ?

— Je suppose qu’il faut appeler cela comme ça, répliqua Valentin avec un haussement d’épaules.

— Pouvons-nous croire cela ? demanda l’homme aux cheveux blancs.

— Je pense, dit Carabella. Il était bon, Sleet, mais il n’avait pas de technique. As-tu remarqué comment ses mains allaient chercher les poignards, un coup par ici, un coup par là, un peu nerveuses, un peu impatientes, n’attendant jamais que les manches arrivent à l’endroit voulu ? Et ses lancers, comme ils étaient précipités et mal contrôlés ? Personne, ayant été entraîné à pratiquer cet art, n’aurait pu facilement prétendre être d’une telle gaucherie, et pourquoi l’aurait-il fait ? L’œil de ce Valentin est très bon, Sleet, mais il dit la vérité – il n’a jamais jonglé.